II – LA PROBABILITÉ DANS LES SCIENCES MATHÉMATIQUES

L’impossibilité de la quadrature du cercle est démontrée depuis 1883 ; mais, bien avant cette date récente, tous les géomètres considéraient cette impossibilité comme tellement « probable », que l’Académie des sciences rejetait sans examen les mémoires, hélas trop nombreux, que quelques malheureux fous lui envoyaient tous les ans sur ce sujet.

L’Académie avait-elle tort ? Évidemment non, et elle savait bien qu’en agissant ainsi, elle ne risquait nullement d’étouffer une découverte sérieuse. Elle n’aurait pu démontrer qu’elle avait raison ; mais elle savait bien que son instinct ne la trompait pas. Si vous aviez interrogé les académiciens, ils vous auraient répondu : « Nous avons comparé la probabilité pour qu’un savant inconnu ait trouvé ce qu’on cherche vainement depuis si longtemps, et celle pour qu’il y ait un fou de plus sur la terre ; la seconde nous a paru plus grande. » Ce sont là de très bonnes raisons, mais elles n’ont rien de mathématique, elles sont purement psychologiques.

Et si vous les aviez pressés davantage, ils auraient ajouté : « Pourquoi voulez-vous qu’une valeur particulière d’une fonction transcendante soit un nombre algébrique ; et si π était racine d’une équation algébrique, pourquoi voulez-vous que cette racine soit une période de la fonction sin (2x) et qu’il n’en soit pas de même des autres racines de cette même équation ? » En somme, ils auraient invoqué le principe de raison suffisante sous sa forme la plus vague.

Mais que pouvaient-ils en tirer ? Tout au plus une règle de conduite pour l’emploi de leur temps, plus utilement dépensé à leurs travaux ordinaires qu’à la lecture d’une élucubration qui leur inspirait une légitime défiance. Mais ce que j’appelais plus haut la probabilité objective n’a rien à voir avec ce premier problème.

Il en est autrement du second problème.

Envisageons les 10 000 premiers logarithmes que je trouve dans une table. Parmi ces 10 000 logarithmes, j’en prends un au hasard ; quelle est la probabilité pour que sa troisième décimale soit un nombre pair ? Vous n’hésiterez pas à répondre 1/2, et, en effet, si vous relevez dans une table les troisièmes décimales de ces 10 000 nombres, vous trouverez à peu près autant de chiffres pairs que de chiffres impairs.

Ou si l’on préfère, écrivons 10 000 nombres correspondant à nos 10 000 logarithmes ; chacun de ces nombres étant égal à + 1 si la troisième décimale du logarithme correspondant est paire, et à -1 dans le contraire. Prenons ensuite la moyenne de ces 10 000 nombres.

Je n’hésiterai pas à dire que la moyenne de ces 10 000 nombres est probablement nulle, et, si je la calculais effectivement, je vérifierais qu’elle est très petite.

Mais cette vérification même est inutile ; j’aurais pu démontrer rigoureusement que cette moyenne est plus petite que 0,003. Pour établir ce résultat, il m’aurait fallu un assez long calcul qui ne saurait trouver place ici et pour lequel je me borne à renvoyer à un article que j’ai publié dans la Revue générale des Sciences, le 15 avril 1899. Le seul point sur lequel je dois attirer l’attention, c’est le suivant : dans ce calcul, je n’aurais eu besoin que de m’appuyer sur deux faits, à savoir que les dérivées première et seconde du logarithme restent, dans l’intervalle considéré, comprises entre certaines limites.

D’où cette première conséquence que la propriété est vraie non seulement du logarithme, mais d’une fonction continue quelconque, puisque les dérivées de toute fonction continue sont limitées.

Si j’étais certain d’avance du résultat, c’est d’abord que j’avais souvent observé des faits analogues pour d’autres fonctions continues ; c’est ensuite parce que je faisais dans mon for intérieur, d’une façon plus ou moins inconsciente et imparfaite, le raisonnement qui m’a conduit aux inégalités précédentes, comme un calculateur exercé qui, avant d’avoir achevé une multiplication, se rend compte que « cela va faire à peu près tant ».

Et d’ailleurs, comme ce que j’appelais mon intuition n’était qu’un aperçu incomplet d’un véritable raisonnement, on s’explique que l’observation ait confirmé mes prévisions, que la probabilité objective ait été d’accord avec la probabilité subjective.

Comme troisième exemple, je choisirai le problème suivant : Un nombre u est pris au hasard, n est un entier donné très grand ; quelle est la valeur probable de sin(nu) ? Ce problème n’a aucun sens par lui-même. Pour lui en donner un, il faut une convention ; nous conviendrons que la probabilité pour que le nombre u soit compris entre a et a + da est égale à φ(a) da ; qu’elle est par conséquent proportionnelle à l’étendue de l’intervalle infiniment petit da et égale à cette étendue multipliée par une fonction φ(a) ne dépendant que de a. Quant à cette fonction, je la choisis arbitrairement, mais il faut bien que je la suppose continue. La valeur de sin(nu) restant la même quand u augmente de 2π je puis, sans restreindre la généralité, supposer que n est compris entre 0 et 2π et je serai ainsi conduit à supposer que φ(a) est une fonction périodique dont la période est 2π.

La valeur probable cherchée s’exprime aisément par une intégrale simple, et il est aisé de montrer que cette intégrale est plus petite que

(2πMk) / n k

Mk étant la plus grande valeur de la dérivée k ième de φ(u). On voit donc que si la dérivée k ième est finie, notre valeur probable tendra vers zéro quand n croîtra indéfiniment et cela plus vite que 1 / n k-1.

La valeur probable de sin(nu) pour n très grand est donc nulle ; pour définir cette valeur, j’ai eu besoin d’une convention ; mais le résultat reste le même quelle que soit cette convention. Je ne me suis imposé que de faibles restrictions en supposant que la fonction φ(a) est continue et périodique, et ces hypothèses sont tellement naturelles qu’on se demande comment on pourrait y échapper.

L’examen des trois exemples précédents, si différents à tous égards, nous a fait déjà entrevoir d’une part le rôle de ce que les philosophes appellent le principe de raison suffisante, et d’autre part l’importance de ce fait que certaines propriétés sont communes à toutes les fonctions continues. L’étude de la probabilité dans les sciences physiques nous conduira au même résultat.

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