V – LA PROBABILITÉ DES CAUSES

J’arrive aux problèmes de probabilité des causes, les plus importants au point de vue des applications scientifiques. Deux étoiles, par exemple, sont très rapprochées sur la sphère céleste ; ce rapprochement apparent est-il un pur effet du hasard et ces étoiles, quoique à peu près sur un même rayon visuel, sont-elles placées à des distances très différentes de la Terre et, par conséquent, très éloignées l’une et l’autre ? Ou bien correspond-il à un rapprochement réel ? C’est là un problème de probabilité des causes.

Je rappelle d’abord qu’au début de tous les problèmes de probabilité des effets qui nous ont occupés jusqu’ici, nous avons toujours dû placer une convention plus ou moins justifiée. Et, si le plus souvent le résultat était, dans une certaine mesure, indépendant de cette convention, ce n’était qu’à la condition de certaines hypothèses qui nous permettaient de rejeter a priori les fonctions discontinues, par exemple, ou certaines conventions saugrenues.

Nous retrouverons quelque chose d’analogue, en nous occupant de la probabilité des causes. Un effet peut être produit par la cause A ou par la cause B. L’effet vient d’être observé ; on demande la probabilité pour qu’il soit dû à la cause A ; c’est la probabilité de la cause a posteriori. Mais, je ne pourrais la calculer, si une convention plus ou moins justifiée ne me faisait connaître d’avance quelle est la probabilité a priori, pour que la cause A entre en action ; je veux dire la probabilité de cet événement, pour quelqu’un qui n’aurait pas encore observé l’effet.

Pour mieux m’expliquer, je reviens à l’exemple du jeu d’écarté, cité plus haut ; mon adversaire donne pour la première fois et il tourne le roi ; quelle est la probabilité pour que ce soit un grec ? Les formules ordinairement enseignées donnent 8/9, résultat évidemment bien surprenant. Si on les examine de plus près, on voit qu’on fait le calcul comme si, avant de nous asseoir à la table de jeu, j’avais considéré qu’il y avait une chance sur deux pour que mon adversaire ne fût pas honnête. Hypothèse absurde, puisque, dans ce cas, je n’aurais certainement pas joué avec lui ; et c’est ce qui explique l’absurdité de la conclusion.

La convention sur la probabilité a priori était injustifiée ; c’est pour cela que le calcul de la probabilité a posteriori m’avait conduit à un résultat inadmissible. On voit l’importance de cette convention préalable ; j’ajouterai même que, si l’on n’en faisait aucune, le problème de la probabilité a posteriori n’aurait aucun sens ; il faut toujours le faire, soit explicitement, soit tacitement.

Passons à un exemple d’un caractère plus scientifique. Je veux déterminer une loi expérimentale ; cette loi, quand je la connaîtrai, pourra être représentée par une courbe ; je fais un certain nombre d’observations isolées ; chacune d’elles sera représentée par un point. Quand j’ai obtenu ces différents points, je fais passer une courbe entre ces points on m’efforçant de m’en écarter le moins possible et, cependant, de conserver à ma courbe une forme régulière, sans points anguleux, sans inflexions trop accentuées, sans variation brusque du rayon de courbure. Cette courbe me représentera la loi probable, et j’admets, non seulement qu’elle me fait connaître les valeurs de la fonction intermédiaires entre celles qui ont été observées, mais encore qu’elle me fait connaître les valeurs observées elles-mêmes plus exactement que l’observation directe (c’est pour cela que je la fais passer près de mes points et non pas par ces points eux-mêmes).

C’est là un problème de probabilité des causes. Les effets, ce sont les mesures que j’ai enregistrées ; ils dépendent de la combinaison de deux causes : la loi véritable du phénomène et les erreurs d’observations. Il s’agit, connaissant les effets, de chercher la probabilité pour que le phénomène obéisse à telle loi, et pour que les observations aient été affectées de telle erreur. La loi la plus probable correspond alors à la courbe tracée, et l’erreur la plus probable d’une observation est représentée par la distance du point correspondant à cette courbe.

Mais, le problème n’aurait aucun sens si, avant toute observation, je ne me faisais une idée à priori de la probabilité de telle ou telle loi, et des chances d’erreur auxquelles je suis exposé.

Si mes instruments sont bons (et cela, je le savais avant d’avoir observé), je ne permettrai pas à ma courbe de s’écarter beaucoup des points qui représentent les mesures brutes. S’ils sont mauvais, je pourrai m’en éloigner un peu plus, afin d’obtenir une courbe moins sinueuse ; je sacrifierai davantage à la régularité.

Pourquoi donc est-ce que je cherche à tracer une courbe sans sinuosités ? C’est parce que je considère a priori une loi représentée par une fonction continue (ou par une fonction dont les dérivées d’ordre élevé sont petites), comme plus probable qu’une loi ne satisfaisant pas à ces conditions. Sans cette croyance, le problème dont nous parlons n’aurait aucun sens ; l’interpolation serait impossible ; on ne pourrait déduire une loi d’un nombre fini d’observations ; la science n’existerait pas.

Il y a cinquante ans, les physiciens considéraient une loi simple comme plus probable qu’une loi compliquée, toutes choses égales d’ailleurs. Ils invoquaient même ce principe en faveur de la loi de Mariotte contre les expériences de Regnault. Aujourd’hui, ils ont répudié cette croyance ; que de fois pourtant ne sont-ils pas obligés d’agir comme s’ils l’avaient conservée ! Quoi qu’il en soit, ce qui reste de cette tendance, c’est la croyance à la continuité, et nous venons de voir que, si cette croyance disparaissait à son tour, la science expérimentale deviendrait impossible.

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