La fièvre s’empare de la famille humaine

On commençait à ouïr ces clameurs sauvages qui annoncent les éditions sensationnelles des journaux.

Catherine sortit d’un air tragique. Elle ramena La Presse, Le Journal, Le Petit Parisien et Le Figaro. Les premières pages étaient consacrées à l’émeute vaincue. Mais, aux pages suivantes, de nombreux télégrammes signalaient l’état morbide de toute la famille humaine. À Madrid et à Barcelone, la révolution était victorieuse. Des bagarres homicides avaient ensanglanté la péninsule italienne. On s’était violemment battu à Berlin, à Hambourg, à Dresde, à Vienne, à Budapest, à Prague, à Moscou, à Pétersbourg, à Varsovie, à Bruxelles, à Amsterdam, à Londres, à Liverpool, à Dublin, à Lisbonne, à New York, à Chicago, à Buenos-Aires, à Constantinople, à Kioto, dans cinquante autres villes : partout les combats, après une période de frénésie, aboutissaient à des torpeurs étranges. L’émeute, cependant, triomphait au Mexique, dans l’Etat brésilien de Sao Paulo, à Athènes, à Canton et, sans doute, dans maintes régions que le désordre isolait complètement du monde.

– Voilà qui nous délivre du doute ! fit Langre en rejetant Le Figaro… La planète entière est atteinte.

– Et aucune nouvelle d’ordre scientifique !

– Eh bien ! reprenons le travail !

Ils s’acharnèrent pendant une heure à découvrir des caractéristiques nouvelles. Ils n’en trouvèrent qu’une seule : la région de l’orangé et du rouge agissait avec une intensité insolite sur les substances fluorescentes.

– Il semble même, remarqua Meyral, que cette région soit légèrement plus lumineuse qu’à l’ordinaire.

– Par comparaison, sans doute ? Ce qui reste du violet doit être affaibli ; je conjecture que l’indigo, le bleu même sont attaqués. Remarquez que le jour est jaunâtre.

La servante tragique pénétra subitement dans le laboratoire.

– Mme Sabine voudrait voir Monsieur.

– Est-ce quelle a peur d’entrer au laboratoire ? demanda Langre.

– C’est que Monsieur travaille.

– Elle ne nous dérangera point.

Sabine montra les torches blondes de sa chevelure. Son visage ne marquait plus l’agitation ni la peur, mais une mélancolie languissante, qui fonçait les yeux turquins. Meyral la regardait en dessous, avec une douceur pleine de rancune. Ce teint de jacinthe et de liseron, cette allure d’ondine au clair des étoiles, tant de lueurs, de rythmes et de fraîcheur, c’était le conte de fées où s’était égarée sa jeunesse. En partant avec l’autre, Sabine avait changé toutes les légendes… Il ne lui pardonnait pas. À sa vue, il connaissait la pesanteur des vaincus et leur rongement ; par les soirs saturés d’arômes, d’étoiles et d’aventures, elle fanait la splendeur du monde.

– Je me suis éveillée tard ! s’excusa-t-elle.

– Tu étais recrue de fatigue, riposta le père, après l’avoir embrassée. Nous avons tous succombé à un sommeil bizarre. Et les enfants ?

– Ils dorment.

– Ils ont veillé jusqu’à trois heures !

Sabine s’était dirigée vers Georges.

– Jamais je n’oublierai ! dit-elle.

Il serra les poings pour ne pas déceler l’immense frémissement qui ébranlait son être. L’amont des âges reparut avec ses sources et ses collines reverdissantes.

– Oui, tu feras bien de ne pas oublier, criait le vieil homme. Sans Georges, le temps passait – et le temps, dans cette nuit féroce…

L’inquiétude onda sur le visage de la jeune femme.

– Qu’est-il donc arrivé ?

– Des choses effroyables, mon pauvre petit ! Peut-être moins effroyables que…

Mais, coupant sa propre parole d’un geste rude :

– L’émeute est dispersée, la ville et le pays sont tranquilles ; le demeurant gît dans ce chaos où nous pataugeons depuis notre premier souffle jusqu’à notre dernier soupir !

Sabine conclut de ces paroles qu’il n’y avait plus que des dangers individuels. Et, songeant à Vérannes, elle s’enfiévra.

– Je ne pourrai plus vivre avec lui ! chuchota-t-elle.

– Tu vivras avec moi, déclara Gérard. Je me suis conduit comme un indicible idiot en permettant à cet homme de t’emmener. Je ne réparerai pas l’inévitable – mais je coupe l’amarre !

Elle se mit à sourire. Elle n’était pas prévoyante ; l’avenir se perdait dans cette brume où il se perd pour les sauvages. Mais une image menaçante la fit tressaillir.

– S’il use de violence ?

– Qu’il y vienne ! gronda fougueusement le père.

Il mit la main sur l’épaule de Meyral :

– Il me trouvera, et il trouvera celui-ci. Ah ! continua-t-il avec un mélange de colère et d’amertume, pourquoi n’est-ce pas toi, mon fils, qui as aimé Sabine !

Georges devint pâle, et un sourire convulsif passa sur sa bouche.

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