Le crépuscule d’un âge

– En un sens, le cataclysme est clément pour la vie ! fit Meyral…

Langre avala une pleine rasade pour combattre le brouillard pessimiste qui épaississait sa pensée, et mentit avec un sourire :

– Nous nous en tirerons !

Il avait pris la petite Marthe sur son genou ; il était comme un condamné à mort dont l’opium ou la morphine auraient tout ensemble exalté le sens du néant et apaisé la détresse. Une tendresse extraordinaire emplissait son vieux cœur – l’amour du père et de l’aïeul étroitement amalgamé à l’amour de la race humaine, à l’amour de toute la vie terrestre qu’enveloppait une force incomparablement plus cruelle que toutes les forces qui avaient assailli les créatures à travers les temps myriadaires.

– Allons voir nos semblables ! fit-il, mû par un désir subit et violent.

À peine eût-il parlé, le même désir émut Georges, Sabine et jusqu’aux servantes. Chacun, à la mesure de son instinct et de son intelligence, sentait le grand lien de l’espèce.

La rue des Feuillantines était déserte ; des passants circulaient dans la rue Saint-Jacques et la rue Gay-Lussac ; ils marchaient furtivement dans la lumière roussie ; ceux qui allaient par couples ou par groupes ne s’adressaient guère la parole. On avait l’impression de ces crépuscules qu’évoquent les poètes du Nord et qui ne sont pas les crépuscules d’un jour mais d’un âge. L’absence de voitures aurait suffi pour rendre la ville silencieuse ; dans l’atmosphère molle, les bruits se dissolvaient ; les bottines des passants semblaient feutrées. Toutes les faces révélaient la mélancolie, l’amertume et une crainte qu’atténuait la stupeur.

Au boulevard Saint-Michel, la foule devint compacte. Les jeunes hommes, s’abandonnant à l’instinct de troupeau, formaient des bandes ; de pauvres filles enfarinées et la lèvre pourpre, comme si elles eussent accompli un rite, se glissaient lugubrement le long du trottoir ; de-ci de-là, émergeait quelque tête blême de savant ou de philosophe ; on rencontrait des artisans, des domestiques, des boutiquiers, des rentiers, des industriels du pavé, des parasites de la vadrouille, des mendiants et même une bouquetière qui, d’un air ahuri, offrait des lilas flétris.

Les frontières subtiles qui départagent les instincts, les goûts et les mentalités, séparaient encore ces êtres et maintenaient une hiérarchie vague. D’ailleurs, la foule était douce et ralentie. La nature de la catastrophe, la sinistre subtilité des péripéties, refrénaient les impulsions brutales. L’épouvante même était contenue et comme dilatée par la stupeur. Et il y avait une grande unité d’émotion ; les simples sentaient aussi vivement que les plus intellectuels combien cette aventure était en contradiction avec la destinée humaine. Que la terre engloutit ses habitants, que les mers noyassent les continents, qu’une épidémie funeste enlevât tous les êtres, que le soleil s’éteignit, qu’un astre de feu les calcinât ou qu’une planète désorbitée fracassât notre planète, – c’étaient des événements concevables, à l’image de ce qui s’était accompli depuis les origines… Mais cette mort fantastique de la lumière, cette agonie des couleurs qui atteignait la plus humble flamme aussi bien que les rayons du soleil et ceux des étoiles, démentait dérisoirement l’histoire entière des animaux et des hommes !

– Ils acceptent plus facilement que je ne l’eusse imaginé, constata Langre. Et pourquoi pas, après tout ? La destruction qui les menace tous ensemble devait les menacer l’un après l’autre… Combien évitent le cancer, la colique néphrétique, les nuits d’étouffement, les névralgies faciales, tout ce qui menace l’infime créature !

Son discours ne le consolait point. Cette humanité qu’il croyait mépriser et haïr, lui devenait étrangement chère. Quoique l’attente de sa mort et de la mort des siens suffît à remplir son âme, il éprouvait une horreur sacrée, une douleur fraternelle, qui dépassaient de loin son propre drame.

Cette horreur était plus profonde en Meyral. Il épiait la multitude avec une compassion tendre. Dans les réserves de son moi, s’élevait un sentiment religieux, car il était de ceux pour qui l’avenir de l’humanité est une passion et une promesse. En tout temps, l’énergie et la persistance de l’espèce avaient exalté sa propre énergie et le sentiment de sa persistance.

Tandis qu’ils passaient devant Cluny, Sabine eut un sursaut et se rapprocha des enfants. Quelques secondes plus tard, Meyral tressaillit à son tour ; il venait d’apercevoir Vérannes.

– Et qu’importe ! se disait-il. Ce n’est plus qu’un malheureux.

Dans la lumière orange, Vérannes avait un air souffreteux et débile. Il était de l’autre côté de la rue ; il se dissimulait à demi dans la foule ; visiblement, il épiait la jeune femme.

– Que regardez-vous ? demanda Langre.

Tournant la tête, il aperçut à son tour le personnage. Cette vue le ranima jusqu’à le courroucer ; il esquissa un geste de menace. Un rassemblement cacha le mari de Sabine, et l’on vit un adolescent qui venait de s’évanouir ; deux hommes le soutenaient. Une rumeur s’étendit, rumeur d’une foule languissante, aux émotions ralenties.

Puis, coup sur coup, un étudiant s’affaissa contre une façade, un enfant roula sur le pavé… On les releva, on les emporta ; il y eut une sorte de halètement collectif.

– Le mal s’aggrave ! susurra un long homme maigre qui remontait le boulevard.

Langre et Meyral reconnurent le docteur Desvallières.

– Quel mal ? demanda machinalement le vieux physicien.

Desvallières, qui s’apprêtait à franchir la chaussée, tendit la main à Langre.

– Je ne sais pas, avoua-t-il. Le mal planétaire ? Ces trois dernières heures ont été effrayantes. En outre, les morts sont de plus en plus subites.

Tandis qu’il parlait, on entendit une plainte légère. Une femme venait de crouler sur le trottoir. Un sergent de ville et deux ouvriers la soulevèrent. Elle avait les yeux larges ouverts ; on voyait son regard s’éteindre de seconde en seconde. Desvallières, penché sur elle, lui tâta le cou, à la place d’une des carotides. Des mots confus errèrent au bord des lèvres livides :

– Cécile… je veux… ah !…

Il y eut un faible râle, très court :

– Elle est morte ! déclara le médecin.

L’horreur paralysait Sabine ; elle avait les yeux pleins de larmes. Meyral chuchota à l’oreille de Langre :

– Il faut rentrer au plus tôt. Je crains la contagion mentale.

Avant que le petit groupe eût tourné le coin de la rue du Sommerard, on put voir encore un vieillard qui s’évanouissait devant le café Vachette et une fillette inanimée dans les bras d’un artisan. Langre avait saisi la main de Sabine ; Meyral portait un des enfants ; et les servantes marchaient à grands pas. Dans la rue Saint-Jacques, presque déserte, les passants ne flânaient plus ; tous se hâtaient de gagner leur abri ; on voyait, dans le ciel fauve, rougir sinistrement le soleil.

La route parut interminable, une fatigue croissante appesantissait la marche et l’angoisse eût été affreuse, si la faculté de souffrir n’avait été singulièrement réduite :

– Enfin ! soupira Langre, lorsqu’il se vit devant sa porte.

Il poussa vivement Sabine car, là-bas, il discernait des hommes qui emportaient un corps inerte… Trois minutes plus tard, ils se trouvèrent réunis dans la petite patrie des chambres. Douceur du refuge ! L’immense péril cessait d’être perceptible ; ils se rapprochaient, ils cherchaient comme des enfants cette sécurité qui vient d’être ensemble, dans le même nid, au sein des éléments mystérieux.

Cela ne dura point. Un grand malaise faisait frissonner leur faiblesse ; ils s’effrayaient de leurs faces où la pâleur prenait des teintes cuivreuses, où le secret de l’heure inscrivait ses menaces.

Furtivement, Meyral s’était dirigé vers une des grandes tables du laboratoire ; Langre le suivit :

– Le vert décroît ! fit le jeune homme à voix basse.

– Chose peut-être aussi grave, répondit Langre sur le même ton, la température baisse – il semble que l’éclat du rouge ait cessé de s’accroître. Il n’y a plus compensation

– Un degré – ce n’est guère, et cela peut tenir à des causes normales. Quant à l’éclat du rouge, s’il est resté stationnaire dans la région élevée, il s’est accru dans le voisinage de l’infrarouge. Il semble même… oui, il semble que la région se soit légèrement élargie…

Ils mesurèrent la largeur de la bande rouge au micromètre :

– Elle s’est élargie.

– C’est encore une manière de compensation ! fit amèrement le vieillard.

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