Serait-ce une répétition de l’an mille ?

Le rongement d’esprit amaigrissait la jeune femme. Elle n’avait guère d’espoir. Sa longue épreuve avec Vérannes et la vie dramatique de Langre l’avaient « entraînée » aux sensations noires. Après avoir si souvent envisagé le pire, elle s’étonnait à peine de l’immense et subtil désastre qui menaçait l’humanité. Une correspondance mystique s’établissait entre cette infortune totale et les affections accumulées en elle. Si elle envisageait le dénouement fatal sans révolte, elle en souffrait amèrement pour les autres, et elle endurait aussi un insondable remords pour avoir fait de sa jeunesse un usage ridicule.

Son regard interrogea craintivement le visage de Langre. Le vieillard se détourna ; mais elle démêlait les nuances de ses traits impatient, inaptes à la dissimulation.

– C’est l’an mille ? fit-elle, car elle ne voulait terrifier ni Berthe, ni Césarine.

– On ne sait pas.

Elle entendit retentir le glas à Saint-Jacques ; puis un cri perçant s’éleva dans la rue.

– C’est le journal ! dit Catherine.

Trois minutes plus tard, elle rapportait une feuille intitulée Le Bulletin, feuille de fortune, imprimée à l’aide d’une presse à bras, où un groupe de journalistes et de savants condensait les nouvelles. On n’y relatait rien de futile ; la forme anecdotique y était abolie.

Langre la parcourut avidement. À part quelques nuances, les renseignements d’ordre scientifique ne lui apprirent rien qu’il ne sût déjà. Les autres faits n’étaient que la conséquence du fait général ; mais l’un d’entre eux était redoutable : à Paris, la mortalité avait triplé pendant les dernières vingt-quatre heures. Elle suivait une marche ascendante. De huit heures du matin à midi, les médecins avaient constaté trente-neuf décès, de midi à quatre heures, quarante-quatre, de quatre heures à huit heures du soir, cinquante-huit, de huit heures du soir à minuit, quatre-vingt-deux, de minuit à quatre heures du matin, cent dix-huit, de quatre heures du matin à huit heures, cent soixante-dix-sept. Au total, cinq cent dix-huit. Les deux tiers des malades étaient emportés par un mal mystérieux et rapide, sans souffrance positive, hors une terrifiante crise d’inquiétude qui se manifestait environ une heure avant l’agonie.

Cette inquiétude aboutissait à un état de stupeur suivi du coma.

À aucun moment on ne constatait de fièvre, quoique les mouvements du malade accusassent, au début de la maladie, des frissons et de la courbature. Les pupilles étaient constamment dilatées, la peau sèche et rouge, d’un rouge roussâtre, qui ne tenait aucunement à l’afflux du sang.

Langre passa le journal à Meyral en disant :

– C’est le tour de la chimie vivante !

– Hélas ! fit Georges tout bas lorsqu’il eut lu à son tour, si j’espère contre l’espérance, c’est que la crise morbide aurait dû, ce semble, être atteinte plus tôt. Mais ne l’était-elle pas… dans un mode plus lent que l’autre !

Langre se promenait de long en large. Sabine, devinant que les nouvelles étaient sinistres, préférait ne pas interroger les deux hommes : à quoi bon, puisqu’elle s’attendait au pire ? Quant à Berthe, Catherine et Césarine, recoquillées dans les encoignures, elles renonçaient à rien comprendre, elles remettaient leur destinée aux mains des maîtres.

Meyral continuait sa lecture. De brefs paragraphes notaient que les animaux étaient diversement atteints : le mal frappait énergiquement les herbivores ; en revanche, les chiens et surtout les chats résistaient mieux que les hommes. Les oiseaux domestiques s’engourdissaient, sans que leur mortalité dépassât de beaucoup la normale ; on n’avait pu établir de statistique sur les oiseaux sauvages non plus que sur les insectes, mais leur vitalité apparaissait ralentie.

Les deux hommes échangèrent un regard chagrin.

– Si les radiations vertes disparaissaient… commença Langre.

Il se mit à examiner attentivement le spectre solaire. Pendant un quart d’heure, les deux hommes prirent des mesures précises. Puis Meyral chuchota :

– Le vert est entamé !

Il y eut un silence misérable. Toute parole semblait dérisoire. Le froid du néant enveloppait cet îlot d’êtres perdu dans une catastrophe sans bornes… Par les vitres, on percevait le Val-de-Grâce et le Luxembourg dans une lueur de feu de Bengale. Quelques créatures passaient sur les trottoirs, d’un pas de fantôme ; un silence noir se condensait sur le faubourg. Cependant, midi retentit à la tour prochaine et cette sonnerie prit on ne sait quelle grandeur, comme si elle venait du fond des âges, toute frémissante de souvenirs millénaires.

– L’heure du déjeuner ! fit machinalement Langre.

Catherine se leva de l’encoignure où elle était tassée et dit :

– Je vas servir.

Dix minutes plus tard, ils se trouvaient réunis dans la salle à manger. Il y avait des fruits, des biscuits, des conserves et du vin. Langre et Meyral épiaient les mets avec méfiance ; ils redoutaient qu’ils fussent devenus immangeables. Dès les premières bouchées, ils se révélèrent intacts. Et malgré tout ce pauvre repas eut sa douceur. Tous avaient faim, une faim « ralentie » mais continue, et le vin les animait : sa gaieté confuse, glissant de fibre en fibre, réveillait d’insolites confiances.

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