CHAPITRE V.

ENtre les exemples que j'ay rapportée de la necessité, & indigence extreme en laquelle tombent quelque fois nos Montagnais, je n'en ay point remarqué une plus admirable, & digne de compassion que celle que je m'en vay vous dire, & qui vous estonnera d'autant plus que le débat estoit entre le pere, & le fils également pressez de la faim. Il vint chez nous un Barbare de la mesme Nation, surnommé Brehaut par les François, à raison qu'il crioit si haut quand il parloit qu'on l'entendoit de toutes parts, non qu'il fut sourd, mais mal habitué, il estoit tellement affamé, qu'aprés avoir mangé un plain plat de pois cuits, avec un gros morceau de pain bis, tel que nous l'avions, c'est à dire bien pauvre pour la saison. Appercevant une chaudière sur le feu, voulut sçavoir ce qui estoit dedans (car la faim rend les personnes importunes) on luy dit que c'estoient des peaux d'anguilles, avec du son d'orge, & des meschantes fueilles de choux, que l'on faisoit bouillir pour le disner de nos chiens. Ah dit-il que vos chiens sont bien traictez, & moy je meurs de faim, donnez moy de leur menestre; car je ne suis pas encore rassasié.

Or comme on sçait qu'ils ne sont pas trop délicats, & qu'il n'en pouvoit arriver aucun inconvenient. Nos Religieux ne firent aucune difficulté de descendre la chaudière, & de luy en donner un plein plat, qu'il avalla fort avidemment en tortillant, car le bouillon estoit si chaud qu'il se brusloit sans lascher prise. Son petit fils aagé de neuf à dix ans, voulut avoir part au festin, & avalloit les peaux d'anguilles routes entières, aussi bien que le pere, mais comme ils humoient alternativement l'un aprés l'autre dans un mesme plat, il arriva que le père avalla le bout d'une peau, & le fils l'autre bout, & tiraient avec les dents à qui l'emporteroit, sans prendre garde qu'ils se brusloient, & firent si bien que chacun eut son bout, ce qui fit grande compassion.

Mais pour ce que le pere reprochoit à son fils, qu'il estoit un gourmand, & que le fils de mesme luy rendoit son change, disant qu'il mangeoit tout, l'on trouva expédient pour les mettre d'accord, donner à part le manger au petit, aussi glouton que son pere affamé.

Or comme nos Religieux pensants qu'ils estoient plus que suffisamment rassasiez, voulurent serrer le reste, Brehaut leur dit que s'ils l'agreoient ils viendraient bien à bout de tout, & qu'on ne leur devoit faire un festin à demy, de maniere qu'ils rendirent la chaudière nette comme un escu, aprés en avoir mangé un bon seau de menestre. Mais ce fut icy bien la pitié, car comme ils estoient fort empeschez à vuider la chaudiere, la chienne pour qui le festin avoit esté fait estoit là sous une couche, qui regardoit avec regret ce debris, laquelle à la fin portée de cholere du mauvais service qu'on luy rendoit, sortit de son trou, & se jetta à ce Barbare qu'elle fit crier à l'ayde, ce qu'elle n'avoit jamais fait, & deslors elle ne peut plus souffrir de Sauvage en nostre Convent, ny mesme ouyr parler leur langage sans abbayer, & faire du bruit.

Avant que les Montagnais partissent pour les bois & la chasse, ils voulurent recognoistre le sieur Champlain de quelques presents, & adviserent entr'eux quelle chose luy seroit la plus agréable, car ils tenoient fort chers les plaisirs, & l'assistance de vivres qu'ils en avoient receus. Ils envoyerent Mecabau, autrement Martin par les François, au P. Joseph pour en avoir son advis auquel il dit, mon fils, il me souvient qu'autrefois Monsieur de Champlain a eu desir d'avoir de nos filles pour mener en France, & les faire instruire en la loy de Dieu, & aux bonnes moeurs, s'il vouloit à present nous luy en donnerions quelqu'unes n'en serois tu pas bien contant, à quoy luy respondit le P. Joseph que ouy, & qu'il luy en falloit parler, ce que les Sauvages firent de si bonne grâce, que le sieur de Champlain voulant estre utile à quelque ame, en accepta trois, lesquelles il nomma, l'une, la Foy, la seconde, Lesperance, & la troisiesme la Charité, desquelles il prit un tel soin qu'il les fit instruire avec beaucoup de peine, non seulement aux choses de la foy, niais aussi en des petits exercices de filles, & en tapisserie qu'il leur trassoit luy-mesme, & leur monstroit les fautes & pour ce qu'il avoit fort peu de laine, quand elles l'avoient employé, il leur faisoit deffaire l'ouvrage & en recommencer un autre d'une autre sorte, à quoy elles obeissoient ponctuellement pour estre d'un naturel assez patientes, & non legeres.

Plusieurs croyoient que les Sauvages n'avoient donné ces filles au sieur de Champlain que pour s'en descharger, à cause du manquement de vivres, mais ils se trompoient, car Choumin mesme à qui elles estoient parentes desiroit fort de les voir passer en France, non pour s'en descharger, mais pour obliger les François, & en particulier le sieur de Champlain, qui en effect s'en tenoit obligé, pour ce que tout son dessein en ce bon oeuvre estoit de gaigner ces trois ames à Dieu, & les rendre capables de quelque chose de bon, en quoy je peux dire qu'il a grandement mérité, & qu'il se trouvera peu d'hommes capables de vivre parmy les Sauvages comme luy, car outre qu'il souffre bien la disette, & n'est point delicat en son vivre, il n'a jamais esté soupçonné d'aucune deshonnesteté pendant tant d'années qu'il a demeuré parmy ces peuples Barbares, c'est ponrquoy ces bonnes filles l'honoroient comme leur pere, & luy les gouvernoit comme ses filles.

Le Samedy d'après la Purification, le Pere Joseph partit avec le Frere Charles pour le Cap de tourmente administrer les Sacremens de Confession, & Communion à sept ou huict François qui y estoient là demeurans, mais le froid fut si grand, & le vent si impetueux qu'ils furent contraints de coucher en chemin, sur un grand lit de neige enveloppez dans la couverture d'un extreme froid qui les pensa faire mourir. Ce sont là les Delices, & les caresses desquelles on est souvent visité en voyageant l'Hyver, lorsque pour le secours de quelque ame, ou le soin de chercher sa nourriture, il faut battre la campagne, & coucher emmy les bois. Je sçay bien que le froid est assez grand en France, mais incomparablement plus long en Canada, & moindre au pays des Hurons, où il fit un peu d'excez au temps que j'y demeurois, mais contre son ordinaire.

Arrivée de la flotte Angloise à Tadoussac, & la prise qu'ils firent du Cap de tourmente, avec le presage qui en avint par la cheute de deux tournelles du fort, & d'un petit Sauvage qui fut creu fils du Roy de Canada.

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