CHAPITRE XI.

APrés que nous avons eu mené nos deux Peres à Paris, eschapez de tant de dangers, il nous a esté necessaire de retourner à Kebec, voir la contenance de nos gens affligez de toutes les disgraces que peut la necessité, mais qui fut soulagée à la faveur de plusieurs Nations Sauvages qui les assisterent chacun selon son petit pouvoir.

A la my Janvier 1629, les Montagnais commencerent à tuer de l'eslan, dont ils firent bonne part à nos François, particulierernent Choumin, qui tout expres voulut cabaner avec son frere Neogabinat dans les bois autour de Kebec, pour les pouvoir assister de leur chasse, avec plus de facilité qu'ils n'eussent sçeu faire au loing. Il y eut aussi le sauvage Manitoucharche autrement nommé la Nasse, par les François à cause qu'il se servoit tousjours d'une Nasse pour la pesche de l'anguille, ce que ne font pas ordinairement les autres Sauvages, ayda fort aux Reverends Peres Jesuites, comme fit aussi Choumin, & l'Hyver estant passé il se vint habituer au desert desdits peres Jesuites, où il laboura avec leur permission, un bout de leur terre, qui avoit produit un tres-beau bled quand les Anglois le prirent.

L'Hyver ne fut pas moins long que le precedent, car les neiges n'estoient pas encores fondues à Pasques, qui estoit le 15 d'Avril cette année là, toutefois elles ne durerent plus gueres aprés, car le 28 d'Avril l'on commença d'ouvrir la terre, & le second jour de May l'on sema du bled froment, que l'on appelle en France bled marcets.

Le renouveau fut assez beau & favorable pour faire les semailles, mais ceux de l'habitation ne s'amusoient tousjours qu'après leur fort, fondans l'esperance de leur vie sur les Navires, sans s'amuser à cultiver, dont ils se repentirent après, mais avec une trop légère punition d'une négligence si grande, car les Navires pouvoient perir, ou estre pris des ennemis, comme ils furent à la fin des Anglois.

Le mois de May s'escoula sans que l'on entendit aucune nouvelle de France, ce qui mit en peine tous les hyvernans à qui les dents crossoient comme l'herbe en bonne terre, faute d'avoir dequoy les employer, car selon leur calcul il devoit estre arrivé quelques Navires dés le commencement du mois, & eut esté bien necessaire à ce coup que tous les vivres defailloient, car de sept escuelles de grain que le sieur de Champlain avoit ordonné par sepmaine dés le Noël passé pour chaque personne de l'habitation, il en fallut retrancher plus de la moitié, & courir les bois jusques à cinq & six lieues loin, pour trouver des racines de bon manger, car celles des environs de Kebec avoient esté toutes consommées.

Il y a une certaine racine entre les autres, laquelle, nous appellons Sigallum Salomonis, sceau de Salomon, qui les ayda grandement, car elle est assez bonne, excepté qu'elle est un peu forte mangée creue, j'ay appris qu'elle est un souverain remede contre les hemoroides, coupée en rouelles & portée au col sur la chair nue en chappelet, dont une Dame de Paris m'a asseurée en avoir esté guarie. Elle leur servoit le plus souvent de pain, & d'autre fois ils l'accommodoient avec du glan, & un peu de farine d'orge, avec le son & la paille, qu'ils faisoienr bouillir & réduire en menestre, mais pour ce que le glan est fort amer en ces pays là, & ne le pouvoit manger sans y apporter de l'invention, l'on faisoit un peu bouillir l'amande dans de l'eau avec de la cendre par deux diverses fois, puis le gland estant bien lavé & nettoyé de ces cendres, on le pilloit & mesloit parmy la farine d'orge, à demie cuitte pour en espessir la bouillie, dans laquelle l'on mestoit aussi du poisson deminssé, quand l'on en avoit, mais sans sel, car il n'y en avoit plus à Kebec.

Le sieur de Champlain envoya le sieur Boullé son beau frere avec quelques, autres François vers Tadoussac, pour voir si on y en pourroit faire, mais ayans experimenté les eaux par le feu ils n'en purent tirer la plaine main, disans pour excuse, mais veritablement, que l'eau n'y estoit pas propre, bien qu'ils l'eussent, fait consommer dans des placques de plomb qu'ils y avoient portées, par l'ordre du sieur de Champlain.

Une matinée à quoy on pensoit le moins tomba une des tourelles du fort, qui fit croire aux François, comme à l'année passée d'un pareil accident, que l'on auroit bien tost des nouvelles de France, ou d'Angleterre, ce qui les resjouit, car ils se soucioient assez peu pour lors d'où elles viendroient pourveu qu'ils fussent assistez, & tirez hors de leurs miseres.

Le sieur se Champlain voulant eviter aux fausses Propheties, fit promptement racommoder la tourelle, & envoya quelque Mattelots vers Gaspé, voir s'il y auroit quelques Navires François pour en tirer du secours, mais n'y ayant trouvé personne, ils pescherent quelques moluës, ramassèrent un reste de sel qu'ils trouverent sur le galay, & puis s'en retournerent au sieur de Champlain qui se repentant des negligences passées qu'il touchoit au doigt, pria le P. Joseph de luy prester un coing de nostre terre à desserter, ce qui luy fut non seulement accordé, mais d'en prendre où il voudroit, mesme celle que nos Religieux avoient desertée cette année là qu'il accepta, & y fit travailler son serviteur.

Le sieur Corneille Commis du sieur de Caën en demanda aussi, & y vint travailler luy-mesme, puis 4 atures personnes lesquelles nous accommodames d'une autre bonne estendue de terre, & deslors ces Messieurs commencerent à cognoistre en effect, qu'ils devoient avoir suivy nostre premier conseil, qui avoit tousjours esté de labourer les terres, & creurent alors combien nos Religieux avoient eu de peines à accommoder celles desquelles ils jouissoient à present du fruict par leur beneficence non toutesfois sans en ressentir la piqueure des mousquites & moucherons, qui leur défiguroient tout le visage.

Le sieur de Champlain qui avoit envoyé de ses gens vers Gaspé, pour descouvrir s'il y auroit quelques Navires, desquels l'on pû recevoir quelques secours de vivres, leur avoit aussi donné charge de sçavoir des Sauvages de ces contrées là, s'ils pouvoient nourrir quelques François jusques à l'arrivée des vaisseaux de France, à quoy les Sauvages pleins de bonne volonté leur respondirent qu'ils en pourroient nourrir jusques à 20 & qu'ils les leur envoyassent, & mesme des femmes, & des enfans s'ils vouloient, desquels ils feroient estat comme de leurs propres parens.

Cela resjouit un peu les François, mais non pas entierement, car ils croyoient que ces Sauvages en deussent demander davantage, pour ce, disoient-ils, qu'ils n'estoient point dans la pauvreté, avoient abondance de bestes, & ne manquoient point de poisson.

Les Algoumequins, & Montagnais plus pauvres de beaucoup, les voulurent neantmoins surpasser de courtoisie, & ne se laisser vaincre d'honnesteté en une si belle occasion, car ils leur firent offre de nourrir 25 personnes des leur pendant l'Hyver, & de plus Choumin & ses freres s'obligerent de demeurer autour de l'habitation, pour pouvoir plus commodement assister le reste, & leur porter de l'anguille & la chasse, s'entend quand ils en auroient.

Toutes ces belles offres, & ces liberalitez tesmoignerent assez la gentilesse, ou plustost comme ils disent la bonté de leur coeur, qui nous doit servir d'exemple. Il falloit neantmoins encore adviser pour le reste de l'Esté jusqu'aux grains nouveaux, & sonder une autre Nation pour y contribuer, car il n'est pas question de tousjours fouller son hoste. C'est pourquoy le sieur Champlain au commencement du mois de Juillet 1629 despescha un François avec quelques Barbares vers la nation des Abenaquioue peuples habitans du costé du Sud de l'habitation, lesquels cultivent les terres à la manière des Hurons, & ont quelques villages.

Ce François estant là arrivé, les fit haranguer par son Truchement de la part du Gouverneur de Kebec, & demander s'ils leur pourroient nourrir quelque François jusques au commencement de l'Esté prochain, & ce faisant ils les obligeroienr à contracter amitié avec eux, & les maintenir à l'encontre de leur ennemis. Les Albenaquioue ayans ouy la harangue de ce Truchement, tindrent conseil, & conclurent à la faveur des François, disans, que tres volontiers ils en accepteroient jusques à 20 ou 25 desquels ils feroient estat, & les nourriroient comme eux mesmes.

Nos Messagers les voyans de si bonne volonté leur firent demander s'ils pourroient encore ayder à l'habitation de quelques sacs de bled d'Inde; à quoy ils respondirent que non pour lors, mais vers le mois de Septembre, ou d'Octobre, que leur moisson seroit faite, & qu'en leur menant du bled, ils rameneroient les François qui voudroient venir demeurer avec eux.

Pendant que les uns travailloient pour asseurer la vie de ceux qui resteroient, dans le pays, les sieurs Champlain, & du Pont, firent équiper une barque du port, de 12 ou 14 tonneaux pour envoyer aux costes, chercher des Navires, pour repasser en France une partie de leurs gens, & au cas que l'on ne trouvast aucun vaisseau à la coste, il y avoit ordre aux Chefs de se mettre au hasard de passer la mer, pour aller donner advis à Messieurs de la Société, de l'estat miserable auquel on estoit reduit.

Beaucoup desiroient bien d'aller chercher des Navires à la coste, mais peu se presentoient pour passer en France dans un si petit vaisseau, mal asseuré, & si mal pourveu de toutes choses necessaires qu'il ne se pouvoit moins, car, premierement, il n'y avoit ny pain, ny vin, ny biscuit, fort peu d'eau douce, & encor moins de bois, à cause de la petitesse de la barque, pour de la viande & du poisson, ils n'en avoient de provision que par esperance de celuy qu'ils se promettoient des Sauvages de Gaspé, & des molues qu'ils poureoient pescher à la coste, & fur le grand ban. De Pilotes asseuré il ne s'en trouvoit point, & falloit se passer d'un assez peu expérimenté, qu'estoit s'exposer à un eminent danger de mort, & neantmoins encor si en trouva-il à la fin qui aymerent mieux se mettre dans le hasard de perir dans la mer, que de mourir de faim sur la terre, desquels on fit choix de 12, commandez par le sieur Boulé beau frere du sieur de Champlain, qui volontairement s'exposerent à ce danger, & mirent les voiles au vent aussi mal faites, & les cordages, que le reste de l'equipage, par un temps assez beau.

Il se remarque chose admirable, & qui confirme l'opinion de ceux qui tiennent que la goutte ne s'attache ordinairement qu'à ceux qui travaillent peu, font bonne chere, ou qui ont fait des desbauches avec exces (j'ay neantmoins veu le contraire en plusieurs car les gouttes viennent de diverses causes, & non pas tousjours des desbauches & de l'excez) Le sieur du Pont gravé vieillard aagé de plus de 70 ans, ne se porta jamais mieux que pendant cette misere, car auparavant il avoit presque tousjours les gouttes, ou du moins fort souvent. O mon Dieu nous sommes souvent cause de nos maladies, & aimons mieux souffrir des incommoditez, que de nous mortifier des choses qui nous les peuvent causer comme il arrivoit à ce bon vieillard lequel estant jovial de son naturel, s'emportoit quelquefois au gré de ses amis, de boire un bon coup sans eau & puis crioit à l'ayde contre la douleur de ses gouttes, qui furent bien appaisées par la diette que la necessité du pays luy fit prendre, de ne boire point de vin, & ne manger point de pain, ny sel, ny beure, qui sont les principales nourritures de l'homme, avec la viande, ce qui le rendit tellement foible & debile, qu'il eut faict pitié, sinon qu'il ne sentoit point de douleur comme j'ay dit.

Dans cette necessité commune comme un chacun portoit sa croix, qui plus, qui moins grosse, car au regard de quelqu'uns elle estoit assez legere, ou tout devoit estre consideré, car les forces, ny les graces ne sont pas toutes egales en un mesme sujet, j'appelle un mesme sujet toutes les creatures faites à l'Image d'un Dieu, pour ce que l'amour de ce Dieu, à diverses prises chez elles, & y opère diversement quoy que tousjours sainctement. C'est ce qui faisoit croire à quelqu'uns que nos Religieux n'estoient pas dans les souffrances, puis qu'ils restoiemt contens dans les mesmes incommoditez.

Un Sauvage de nos amis nommé Neogabinat desirant assister nos Religieux, & n'ayant pas dequoy, mena le Pere Joseph à la chasse des loups marins, aux Isles qui sont entre Kebec & l'Isle aux Coudres, où ils en prindrent deux si grands qu'ils furent leur charge entière, & puis s'estans pensé perdre d'un coup de vent qui leur donna en traversant la riviere, ils furent contraints de monter sur un rocher avec leur charge, où ils coucherent fort aurement jusques au lendemain matin qu'ils se rendirent au Convent.

Pour revenir à la barque du sieur Boulé, où estoit pour Lieutenant le Commis Desdames, ayant laissé avec les Sauvages ceux qui y choisirenr leur sejour, s'en allèrent le long des costes, chercher quelques Navires de cognoissance, avant de passer outre pour la France, mais s'estans approchez de Gaspé ils rencontrerent fort favorablement le fieur Esmery de Caën chargé de vivres pour l'habitation, & d'ordre pour repasser de leurs gens, la joye qu'ils eurent l'un l'autre de cette rencontre ne fut pas petite, car si ledit de Caën fut consolé entendans que tout se portoit bien à Kebec, à leur débilité prés, les autres furent encores plus resjouys de leur secours, & d'apprendre que le sieur de Razilly estoit en chemin, avec ordre du Roy de venir combatre l'Anglois, & sauver le pays.

Le sieur Boulé estant asseuré d'un prompt secours, se remit sous voille pour en donner advis à l'habitation aprés que ledit de Caën eut fait charger sa barque de vivres, & de munitions, afin que si l'Anglois arrivoit à Kebec avant ledit de Razilly, il y pu avoir dequoy le deffendre, & resister jusques à l'arivée dudit de Razilly.

Mais comme on estoit sur ces entrefaites, quelque Sauvages leur vindrent donner advis de l'arrivée des Anglois dans le grand fleuve où ils avoient desja traité de quantité de castors, ce qui fit diligenter Boulé, pour se rendre au plustost à l'habitation, & ayant avancé assez favorablement, le lendemain matin ils apperçeureut un grand Navire, avec une barque attachée, sans pouvoir cognoistre d'où il estoit, les uns disoient que e'estoit là ce grand vaisseau qui conduisoit la barque des Reverends Peres Jesuites, donc le sieur Emery de Caën leur avoit parlé, & d'autres au contraire soustenoient que c'estoit un Navire Anglois, & ne se trompoient pas.

Le sieur Boulé dans cette incertitude, dit qu'il vouloit sçavoir que c'estoit, & commanda qu'on approchast, mais un peu trop prés, car les Anglois les voyans approcher & se venir brusler comme papillons à la chandelle, leur firent signe avec le chappeau qu'ils approchassent, & seroient les biens venus, mais sans parlee, pour les attirer dans leurs filets, quelques François voyans ces signes se doutèrent incontinent du stratageme, & qu'ils estoient infailliblement Anglais, mais d'autres plus incredules voulurent tellement advancer que pensans aprés prendre la fuite, l'ennemi leur lascha la barque en queue pour les prendre, mais en vain, à cause du vent qui leur estoit contraire, & fallut s'en retourner à leur Navire qui despecha en leur place une double chalouppe avec 20 ou 25 hommes tous frais & gaillards, qui en moins de 3 heures les atteignirent, prirent la barque & les firent tous prisonniers.

Les Anglois furent extremement ayse de ceste prise, & d'apprendre de nos hyvernants, l'estat de Kebec qui leur donna l'esperance de s'en rendre bien-tost les Maistres, ce qu'ils n'eussent pu faire sans l'assistance des Mattelots François de ceste barque, lesquels ils contraignirent de conduire leur Navire à Kebec, autrement le sieur Emery de Caën y eut arrivé le premier, & y estant les autres n'y eussent eu que faire & s'en fussent retournez avec leur courte honte, mais le mal heur voulut que ledit de Caën fut tant contrarié des vents & du mauvais temps que n'estant pas arrivé à temps luy mesme fut pris après Kebec, comme je diray cy après.

Pendant que tout cecy se passoit à Gaspé & és contrées de Tadoussac, ceux de Kebec estoient dans les apprehensions de la venue des Hurons qu'on leur promettoit en bref, non qu'ils ne fussent bien ayse d'avoir leurs castors, mais à raison de 15 ou 20 François qu'ils avoient avec eux, lesquels leur seroient à charge & fort onéreux pour leur peu de vivres. C'est sans doute que l'on ne croyoit pas encor pour lors la venue des Anglois si prés de Kebec, puis qu'ils se soucioient si fort de la venue des François, & qu'on avoit esté dans les termes de contraindre Coliart gendre de la Dame Hebert, de charger dans des chalouppes deux pauvres femmes avec 4 ou 5 petits enfans dont le plus grand n'avoit pas de 8 à 9 ans pour les conduite à plus de six vingts lieuës de costes chercher des Navires pour les repasser en France.

A la fin nos Hurons arriverent avec nos Religieux & tous leurs François, qui furent receus le plus honnestement & courtoisement que l'on peut, & auxquels l'on fist part des biens aussi bien que des miseres de la maison. Le Truchement Olivier traicta des Hurons quelques sacs de bled d'Inde pour le fort & l'habitation, nous en eumes deux à nostre part & les RR. PP. Jesuites, ce qui leur en faisoit besoin pour eux & leurs gens, & puis on n'eust plus que faire de rien traicter, car les Anglois parurent bien-tost après, qui les mirent hors de leurs miseres, pour rentrer en d'autres.

Seconde arrivée des Anglois en Canada & des propositions qu'ils firent au sieur de Champlain pour avoir l'habitation & en chasser les François.

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