CHAPITRE VI.

UN an entier s'estant escoulé, le pain à chanter, & beaucoup d'autres petites choses nous manquans il fut question d'aviser pour en r'avoir d'autres. Or en ce temps là les Hurons se disposoient pour descendre à la traite qui nous eut esté une commodité propre, s'ils eussent esté capables de cette commission, mais comme ils sont par trop curieux de voir les petits emmeublemens & autres commoditez qui nous viennent de France, nous apprehendames qu'en fouillans nos pacquets pour voir ce que nos freres de Kebec nous envoyeroient, ils ne consommassent nostre pain à chanter, & se servissent du linge de l'Autel.

Je me resolu donc à cette commission, bien que tres-penible pour estre un voyage de six cens, lieuës de chemin, & traitay avec un Capitaine de guerre, nommé Angoiraste, & deux autres Sauvages de sa bande, l'un nommé Andatayon, & l'autre Gonchionet, qui me promirent place dans leur canot. Or comme leur ordre porte de n'entreprendre jamais aucun voyage de long cours, sans en avoir premierement donné advis au Conseil, & sceu leur volonté, je fus appellé à cette celebre assemblée, deux jours avant que je deu partir, non dans une cabane, ou maison bien ornée, ains sur l'herbe verte en dehors du village.

Les harangues faites, & toutes choses conclues au contentement d'un chacun, je fus supplié par ces Messieurs de leur estre favorable envers les Capitaines de la traite, & de faire en sorte qu'ils pussent avoir d'eux, les marchandises necessaires à prix raisonnables & que de leur costé ils leur rendraient de très bonnes pelleteries en eschange. Ils me dirent aussi qu'ils desiroient fort le conserver l'amitié dés François, par mon moyen, ce qu'ils esperoient d'autant plus facilement qu'ils me croyoient de consideration entr'eux, & puis l'honneste accueil & bon traitement qu'ils m'avoient tousjours faict, meritoit bien cette recognoissance, & ce service de moi pour leur nation.

Je leur promis là dessus tout ce que je devois & pouvois, & ne manquay point de leur satisfaire, & assister en tout ce que je pû, & le devois ainsi, car de vray nous avions trouvé en eux, la mesme courtoise & humanité, que nous eussions pû esperer des meilleurs Chrestiens, & peut-estre le faisoient ils neantmoins sous esperance de quelque petit present, ou pour nous obliger de ne point les abandonner, ce qui estoit plus probable, car la bonne opinion qu'ils l'avoient conceue de nous, leur faisoit croire, que nostre presence, nos prieres, & nos conseils, leurs estoient utils & necessaires en toutes choses.

Faisans mes adieux par le bourg plusieurs apprehendans que je les delaissasses pour tousjours, taschoient de me dissuader de mon voyage, mais voyant ma resolution & la necessité qui m'en pessoit, me prioient au moins de revenir bientost, & ne les abandonner point, & aucuns me monstrans de leurs enfans malades me disoient d'une voix assez triste, & piteuse, Gabriel, serons nous encore en vie, & ces petits enfans quand tu reviendras icy, tu sçay comme nous t'avons tousjours aymé & chery, & nous es précieux au delà de toutes les choses du monde, ne nous abandonne donc point, & prend courage en nous instruisant, & enseignant le chemin du Ciel; à ce que nous y puissions aller avec toy, & que le diable qui est meschant ne nous entraine après la mort dans sa maison de feu, & je les consolois au mieux que je pouvois dans la croyance d'un bref retour, &, que Dieu auroit en fin pitié d'eux.

Comme les sentimens sont divers, ils produisent divers, effects parmy un si grand nombre de Sauvages qui s'affligeoient de mon depart, plusieurs entremeslans des demandes parmy leurs pleurs, me disoient Gabriel, si en fin tu es resolu de partir pour Kebec, & que l'on deffendoit de revenir (comme nous t'en supplions) rapporte nous quelque chose de ton païs, des rassades, des prunes, des aleines, des cousteaux, ou ce que tu voudras, car comme tu sçais, nous sommes fort pauvres en meubles & autres choses que vous avez en abondance, & si de plus tu pouvois, disoient quelqu'uns, nous faire present de tes sendales de bois, nous t'en aurions de l'obligation & te donnerions quelque chose en eschange, car elles nous semblent fort commodes & puis nos Moyenti tascheroient d'en faire de mesme pour nous exempter de l'incommodité du pied nud & des espines qui nous blessent en marchans, & je taschois de les contenter tous, de parolle ou autrement, & les laisser avec cette esperance que je les reverrois en bref, & leur rapporterois quelque chose, comme en effect c'estoit bien mon dessein, si Dieu n'en eut autrement disposé.

Ayant pris congé du bon Pere Nicolas avec promesse de le revoir au plustost, (si Dieu & l'obeissance me le permettoient) je partis, de nostre cabane un soir, assez tard avec mes Sauvages & allames coucher sur le bord du lac, d'où nous partîmes le lendemain matin moy sixiesme, dans un canot tellement vieil & rompu, qu'à peine eusmes nous advancé deux ou trois heures de chemin, qu'il fist eau par tout, nous contraignit de prendre terre & nous cabaner en un cul de sac (avec d'autres Sauvages qui allaient au Saguenay) d'où nous renvoyames querir un canot en nostre bourgade de S. Joseph, par deux de nos hommes ausquels je donnay un petit mot de lettre pour le P. Nicolas que je leur expliquay, & en attendant leur retour, (aprés avoir servy Dieu) j'emploiay le reste du temps à visiter tous ces pauvres voyageurs, desquels j'appris la paix, la patience & la sobrieté qu'il faut avoir en voyageant, lesquels ils pratiquoient merveilleusement bien.

Leurs canots estoient petits & aysez à tourner, aux plus grands il y pouvoit trois hommes & aux plus petits deux avec leurs vivres & marchandises. Je leur demanday la raison pourquoy ils se servoient de si petits canots; mais ils me firent entendre qu'ils avoient tant de fascheux chemins à faire, & des destroicts parmy les rochers si difficiles à passer, avec des sauts de sept & huict lieuës où il falloit tout porter, qu'avec de plus grand canots ils ne pourraient passer. Je loue Dieu en toutes choses, & admire sa divine providence que si bien il nous donne les choses necessaires à la vie du corps, plus abondamment qu'aux Sauvages, il doue aussi ces pauvres gens d'une patience au dessus de nous, qui supplée au deffaut des petites commoditez qui leur manquent plus qu'à nous.

Nostre canot estant arrivé, je ne vous sçaurois expliquer l'admiration que nos Sauvages firent du petit mot de lettre, que j'avois envoyé au P. Nicolas, disant que ce petit papier avoit parlé à mon frere, & luy avoit dit tout le discours que je leur avois tenu par deça, & que nous estions plus que tous les hommes du monde, & en contoient l'histoire à tous, qui pleins d'estonnement admiroient ce secret, qui en effet est admirable. Cela me servit bien à Kebec lors que je leur mis en main les petites necessitez que j'envoiay audit Pere avec un mot de lettre, car leur ayant dit que s'ils y faisoient faute ce petit papier les accuseroit, ils le creurent tellement que sans regarder au pacquet, ils le rendirent fidellement au Pere.

Nous lisons presque une semblable histoire, au Sommaire des choses des Indes de Pierre Martyr, & d'autres en plusieurs endroits és histoires de ceux qui ont voyagé & conversé parmy les peuples Sauvages mais comme la chose est de soy assez commune & triviale, je me deporte d'en dire davantage pour ce coup.

Toutes nos petites affaires estant faictes & disposées pour partir, nous fismes voile avec telle diligence; qu'environ le midy nous rataignimes le Truchement Bruslé, accompagné de cinq ou 6 canots du village de Toenchain, qui vogoient pour Kebec, avec lesquels nous fumes loger au plus prochain village des Algoumequins, où des que nous fumes cabanez, je fus par tout visiter ces bonnes gens qui estoient assez bien approvisionnez de poisson, particulierement de grands esturgeons gros comme de petits enfans dequoy je demeuray estonné.

Entrans dans le village je trouvay presque par tout devant les cabanes, une quantité de sang de plusieurs grands esturgeons qui y avoit esté esventrez, j'eusse bien desiré en traicter quelque morceau, mais je n'avois pas dequoy, à la fin la fortune m'en voulut & trouvay un bon homme chantant auprès d'un grand feu où cuisoit un esturgeon decouppé par morceaux dans la chaudière qui estoit sur le feu, m'approchant de luy il interrompit sa chanson, s'informa qui j'estois & qui m'avoit là conduit, aprés luy avoir rendu responce & satisfait à sa demande, (car il parloit Huron) il me pria du festin dequoy je fus fort ayse & luy promis de m'y trouver plus pour avoir sujet de leur parler de Dieu & apprendre quelque chose de leurs ceremonies, que pour le desir de la bonne chere, quoy qu'elle me vint bien à propos pour les grands jeusnes que la necessité m'avoit enjoints depuis longtemps d'un tel rencontre.

A peine fus je de retour dans nostre cabane, que le semoneur du festin s'y trouva, lequel donna à chacun de ceux qu'il invitoit une petite buchette, de la longueur & grosseur du petit doigt, pour marque qu'ils estoient du nombre des invités, & non les autres qui n'en pouvoient monstrer autant, qui est un ordre qui ne se pratique point entre les autres Nations, non plus que de porter par les invitez des farines au festin, comme firent nos Hurons pour le bouillon.

Il se trouva prés de 50 hommes à ce festin, lesquels furent tous rassasiez plus que suffisamment de ce grand poisson, duquel chacun eut un bon morceau & une escuelle de la sagamité huylée. Pendant qu'on vuidoit la chaudiere, les Algoumequins les uns aprés les autres firent l'exercice des armes, pour faire voir à nos Hurons leur addresse, & vaillantise, aussi bien aux armes qu'au plat, & que s'ils avoient des ennemis ils avoient aussi de la force & du courage pour les surmonter. A la fin je leur parlay un peu de Dieu & de leur salut, à quoy ils sembloient prendre un singulier plaisir, & puis nous nous retirames tous chacun à son quartier & pensames de nostre voyage.

Le lendemain matin, aprés avoir prié & desjeuné, nous nous embarquames, & fumes loger sur un grand rocher joignant la riviere, où je m'accommoday dans un lieu cave dans le roc, qui estoit là en forme de cercueil, le lict & chevet en estoient bien durs à la verité, mais ô mon Dieu, vostre sacré corps, & vostre chef couronné d'espines, estoient encores bien plus durement accommodés sur l'arbre de la sainte Croix, où mes pechez vous avoient attachez, pour l'amour de vous Monseigneur, je me souciois assez peu de ma peine & m'y accoustumois, il n'y avoit, que les piqueures des mousquites & moucherons en nombre presque infiny dans ces deserts qui me faisoient souvent crier à vous, & vous demander patience & delivrance de ces importuns animaux, qui ne me donnoient aucun relasche ny le jour ny la nuict.

Environ l'heure du midy apparut l'arc en Ciel à l'entour du Soleil, avec de si vives & diverses couleurs, qu'elles attirerent long-temps mes yeux en admiration, puis un de nos Sauvages nommé Andatayon, passant prés d'un petit islet, tua d'un coup de fleche un animal ressemblant à une fouyne ou martre, elle avoit ses petites mammelles pleines de lait, qui me fait croire que ses petits n'estoient pas loin de là: & cet amour que la nature luy avoit donnée pour sa vie & pour ses petits, luy donna aussi le courage de traverser les eauës, & d'emporter la fléche qu'elle avoit au travers du corps, qui luy sortoit également des deux costés, de sorte que sans la diligence de nos Sauvages qui luy couperent chemin, elle estoit perdue pour nous, ils l'escorcherent, en jetterent la chair, qu'ils n'estimoient pas bonne, & se contenterent de la fourrure, de laquelle ils firent un petit sac à petun, & de là continuant nostre chemin, nous allasmes à l'entrée de la riviere qui vient du lac des Ebicerinys se descharger dans la mer douce.

Le jour ensuivant aprés avoir passé un petit saut, nous trouvasmes deux cabanes d'Algoumequins dressées sur le bord de la riviere, desquels nous traitames une grande escorce à cabaner & un morceau de poisson frais pour du bled d'Inde, duquel nous avions assez & trop peu de l'autre. De là nous nous egarames aussi bien que le jour precedent, par des sentiers destournez & dans des païs fort aspres, & montagneux couverts de bois, desquels nous eumes bien de la peine nous retirer & remettre dans le droit chemin.

Nous portames aprés à six sauts assez proche les uns des autres, puis à un septiesme assez grand, au bout duquel, nous trouvames quatre cabanes d'Algoumequins desquelles nous primes langue, & sçeumes après nous estre un peu rafraischis avec eux, qu'ils estoient partis pour un voyage de long cours, & neantmoins ils n'avoient aucune provision de vivres, que ce qu'ils pouvaient chasser & pescher chemin faisant, qu'estoit proprement marcher à l'Apostolique s'ils eussent esté Chrestiens.

Nous partimes de là sur le soir & allames cabaner sur une montagne proche le lac des sorciers, où nous fumes visitez de plusieurs Sauvages passans, car ils ont partout ceste coustume de visiter les cabanes qu'ils rencontrent & les autres de les recevoir courtoisement & amiablement du moins de visage s'ils ne peuvent davantage, car pour le vivre ils n'en ont jamais gueres trop.

Dés le lendemain matin que nous eûmes fait chaudiere, nous nous embarquames dans nostre Navire d'escorce, guère plus asseuré que la gondole de jonc du petit Moyse, & traversames assez favorablement le lac Epicerinien de 10 ou 12 lieuës de traict, lequel pour sa beauté & bonté mérite bien que je vous en fasse une description particulière, aprés que nous nous serons cabanez sur la rive du canal de nostre lac Epicerinien assez proche de leur village, & de plusieurs cabanes de passagers.

Du lac & pays des Bisseriniens. Des armoiries des Sauvages. Du P. Nicolas submergé, & de la Nation de l'Isle.

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