CHAPITRE VII.

LE lac des Skecaneronons, est un lac beau à merveille, profond & fort poissonneux duquel les Sauvages qui habitent ses rives, tirent une bonne partie de l'année leur principale nourriture & aliment, car les esturgeons, Brochets, & autres diverses especes de poissons qu'il y a en grand nombre sont tres-excellent & delicats au possible pour estre l'eau fort claire & nette. Il est de forme sur-ovale c'est à dire un peu plus long que large, ayant de circuit plus de 25 lieuës selon que je pu juger à la traverse. Le petites Isles qu'il enceint, servent fort à propos de retraicte aux Sauvages du pays, pour le temps de la pesche, ou ils ont la commodité du bois pour faire chaudiere & de la prairie pour faire seicherie.

Quand il fait tant soit peu de vent, les Sauvages les traversent avec grandes apprehensions, pour ce qu'il s'enfle alors comme une petite mer, mais ce qui est le plus admirable & dequoy je m'estonnois le plus en ce lac, est (si je ne me trompe) qu'il se descharge par les deux extremités opposites: car du costé des Hurons il desgorge cette grande riviere qui se va rendre dans la mer douce, & du costé de Kebec, il se descharge par un canal de sept ou huict toises de large, mais tellement embarrassé du bois que les vents y ont fait tomber à succession de temps, qu'on n'y peut passer qu'avec peine & en destournant continuellement les bois de la main, ou des avirons.

On dit que la chasse est abondante dans le païs, mais il me semble que sans ce lac, les Sauvages Ebiceriniens auroient de la peine à vivre, car le poil & la plume ne se prennent pas aysement, si les neiges ne sont hautes, pour le poil, & la saison propre pour la plume.

Le païs n'est pas beaucoup aggreable à cause des rochers & terres sablonneuses qui se voyent en beaucoup d'endroits, & neantmoins les habitans en font estat comme de l'Arabe heureuse, & pour ce disoient de fort bonne grace à Jean Richer leur truchement, que c'estoit la seule beauté de leur païs qui l'avoit attiré, dont ils inferoient de là, que la France estoit peu de chose en comparaison, puis qu'il l'avoit quittée & vouloit vivre avec eux.

Tout nostre petit fait estant dressé, je fus visiter le village des Sorciers à la portée du pistolet, desquels je traictay un morceau d'esturgeon pour un petit cousteau fermant, car ils ne firent point estat de rassade rouge, qui est celle que toutes les autres Nations estimoient principalement.

Le matin venu nous nageames par le canal environ un petit quart de lieuë, puis nous primes terre, & marchames par des chemins tres-fascheux & difficiles plus de quatre bonnes lieuës, excepté deux de nos hommes qui pour se soulager d'une partie du chemin conduirent leur canot par un ruisseau auquel neantmoins ils se trouverent souvent embarassés & fort en peine, tant pour son peu d'eau, que pour le bois tombé dedans qui les empeschoit de passer, ce qui les contraignit à la fin, de quitter ce ruisseau, prendre le canot, & les marchandises sur leurs espaules, & d'aller par les terres comme nous.

Je portois les avirons du canot pour ma part du bagage, avec quelqu'autre petit pacquet, avec quoy je pensay tomber dans un profond canal, marchant sur des boises mal asseurées: mais nostre Seigneur qui me voyoit des-ja assez en peine m'en garentir & tombay favorablement sur le sable sans me blesser; & puis me relevay un peu mouillé & en peine qu'estoient devenus mes gens, car ils estoient si legers du pied que je les perdois de veuë à tout moment à cause des bois, vallées & montagnes & qu'il n'y avoit point de sentiers battus, mais à leur appel je me remettois, & allois à eux, lesquels au lieu de me crier m'encourageoient & excusoient ma lassitude qu'ils eussent bien desiré soulager, & ne me contraignoient en rien; d'une chose estois je bien asseuré qu'ils ne m'abandonneroient pas & me laisseroient à la mercy des ours, plustost ils m'eussent porté sur leurs espaules que de me laisser malade, ou miserablement mourir sur les champs, comme font les Sauvages errants leurs parens, malades, trop vieux, ou du tout impotans.

Ce long & penible chemin fait, nous trouvames un lac, long d'une lieuë ou environ, au bout duquel ayant porté à un petit saut, nous rencontrames la grand riviere des Algoumequins qui descend à Kebec, sur laquelle nous nous embarquâmes.

Depuis le païs des Hurons sortans de la mer douce jusques à l'entrée du lac des Ebicerinys, nous avions toujours eu le courant de l'eau contraire, mais depuis le canal du mesme lac qui se descharge par deçà, jusques à Kebec, nous l'eumes tousjours & les ruisseaux & rivieres favorables, tellement qu'on peut inferer de là, que la terre des Ebicerinys est plus haute que celle des Hurons & de Kebec.

Nous ne suivimes pas tousjours en descendant, le mesme chemin que nous prismes en montant, comme je remarquay très bien en ce que nous fusmes un long-temps destournez par les terres & les lacs, sans tenir de rivieres, ne sçay par qu'elle consideration, car le chemin en estoit plus long & penible, sinon que nous evitames le saut des cousteaux que les Sauvages nomment ainsi, à cause que les pierres dures y coupent les pieds nuds comme cousteaux, ny par beaucoup d'autres endrois que nous avions passé en montant.

En fin aprés avoir bien trainé, heurté & porté nostre pauvre canot, il fallut luy donner congé car il n'en pouvoit plus, faisoit force eau, & nous menaçoit de couler à fond si on ny remedioit promptement. Il fut donc question d'en faire un autre pour le reste du voyage, car de demeurer en chemin il n'y avoit point d'apparence, & d'avancer il n'y avoit plus moyen, mes Sauvages furent donc chercher des escorces de bouleaux dans les plus prochaines forests pour y travailler en toute diligence, pendant que je restay seul en nostre cabane joignant deux autres d'Algoumequins avec lesquels je m'entretins.

Ces Algoumequins avoient deux jeunes ours privez, gros comme moutons, qui continuellement luttoient, couroient & se jouoient par ensemble, puis c'estoit à qui auroit plustost monté un arbre qu'ils embrassoient comme un homme & descendoient, de mesme: mais l'heure du repas venue, ces meschans animaux ne nous donnerent aucun repos, car de leur dents & de leurs pattes, ils nous vouloient arracher nos escuelles pour en manger la sagamité.

Mes Sauvages rapporterent avec leurs escorces, une tortue pleine d'oeufs, qu'ils firent cuire vive les pattes contre-mont sous les cendres chaudes, et m'en firent manger les oeufs gros & jaunes corne le moyeu d'un oeuf de poule, sa chair sembloit veau, mais j'eusse est fort ayse de m'en priver, plustost que de voir ensevelir dans les brasiers ardans cette pauvre beste en vie, qu'ils accommoderent de la sorte, peut estre, en sacrifice, car comme j'ay dit ailleurs ils en ont quelque espece.

Ce lieu estoit fort plaisant & aggreable, accommodé d'un tres-beau bois de gros pins fort hauts, droits & presque d'une egale grosseur & hauteur, sans meslange d'aucun autre bois que de pins, net & vuide de broussailles, & halliers, de sorte qu'il sembloit estre l'oeuvre & le travail d'un excellent jardinier.

Avant partir de là, mes Sauvages y afficherent les armoiries du bourg de S. Joseph, autrement Quieunonascaran; car chacun bourg ou village des Hurons a ses armoiries particulieres, qu'ils affichent sur les chemins faisans voyages, lorsqu'ils veulent qu'on sache qu'ils ont passé celle part, ou pour autre raison qu'ils ne m'ont point fait sçavoir.

Les armoiries de S. Joseph, furent depeintes sur un morceau d'escorce de bouleau, de le grandeur d'une fueille de papier, où il y avoit un canot grossièrement crayonné avec autant de traicts noirs tirez dedans; comme ils estoient d'hommes, & pour marqué que j'estois en leur compagnie, ils avoient grossierement dépeint un homme au dessus des traictes du milieu, & me dirent qu'ils faisoient ce personnage ainsi haut eslevé par dessus les autres, pour donner à entendre aux passans, qu'ils avoient un Capitaine François avec eux (car ainsi m'appelloient ils) & au bas de l'escorce pendoit un morceau de bois sec, d'environ demy pied de longueur, & gros comme trois doigts, attaché d'un brin d'escorce, puis ils pendirent cette armoirie au bout d'une perche fichée en terre, en peu penchante sur le chemin.

Toute cette ceremonie estant achevée, nous partimes avec nostre nouveau canot, & portames encore ce jour là mesme tout nostre équipage à 6 ou 7 sauts, mais comme nous pensasmes après descendre un courant d'eau, nous fusmes portez si rudement contre un rocher, qu'il fist un trou dans nostre canot, qui le pensa couler à fond, si la diligence de nos hommes ne nous eut mis promptement à terre, où nous recousimes une piece à la blessure.

Je ne fay point icy mention de tous les hazards & dangers que nous courusmes en chemin, ny de tous les sauts où il nous fallut porter tous nos pacquets par de très-longs & fascheux chemins, ny comme beaucoup de fois nous courusmes risque de nostre vie & d'estre submergez dans des cheutes d'eau espouvantables, comme a esté du depuis le bon P. Nicolas, & un jeune garçon François nostre disciple, qui le suivoit de prés dans un autre canot, pour ce que ces dangers & perils sont si frequents & ordinaires, qu'en les descrivans tous, ils sembleroient des redites par trop rebatues, c'est pourquoy je me contente d'en rapporter icy quelqu'uns, & lors seulement que le sujet m'y oblige.

Le soir aprés un long travail, nous cabanames à l'entrée d'un saut, d'où je fus long-temps en doute que vouloit dire un grand bruit accompagne d'une grande & obscure fumée qui s'elevoit jusques à perte de veue. Je disois, ou qu'il y avoit là un village ou que le feu estoit dans la forest à une lieuë de nous, mais je me trompois en toutes les deux sortes, car ce grand bruit & ces fumées provenoient d'une cheute d'eau de 25 ou 30 pieds de haut entre des rochers que nous trouvames le lendemain matin. Aprés ce saut, environ la portée d'une arquebuzade, nous rencontrames sur le bord de la mesme riviere, ce puissant rocher, duquel j'ay fait mention au chap. 30 de ce 2e livre que mes Sauvages croyoient avoir esté homme mortel comme nous & puis metamorphosé en ceste pierre par la permission & le vouloir du Createur, à un quart de lieuë de là, nous trouvames encore une terre fort haute, entremeslée de rochers, plate & vide au dessus & qui tenoit comme d'une haute muraille à cette riviere Algoumequine.

Ce fut icy ou mes gens pour ne me pouvoir persuader que ceste montagne eut un esprit vivant dans ses entrailles, qui la regit & gouverne m'en monstrerent un visage assez austere contre leur ordinaire: aprés nous portasmes encore tout nostre equipage à 3 ou 4 sauts, au dernier desquels nous nous arrestames un peu à couvert sous des arbres pendant un grand orage, qui nous avoit des-ja percé de toutes parts jusques aux os, puis aprés avoir encore passé un grand saut où le canot fut en partie porté & en partie traisné, fusmes cabaner sur une pointe de terre haute eslevée entre la riviere qui vient du Saguenay & va à Kebec, & celle-cy qui se rendoit & perdoit dedans tout de travers.

Les Hurons descendent jusqu'icy pour aller au Saguenay, & vont contre-mont l'eau, & neantmoins la riviere du Saguenay, qui entre dans la grand riviere de S. Laurens à Tadoussac, a son fil & courant tout contraire, tellement qu'il faut necessairement que ce soient deux rivieres distinctes, & non une seule, puis que toutes deux se rendent & se perdent dans le mesme fleuve S. Laurens, il est vray, qu'il y a de la distance, d'un lieu à l'autre prés de 200 lieuës, c'est pourquoy je n'asseure nullement de rien puis mesmes que nous changeames si souvent de chemin, allans & revenans des Hurons à Kebec, que cela m'a fait perdre l'entière certitude & la vraye cognoissance du droit chemin & de la situation des lieux, autrement je l'aurois mieux observée.

Nous laissames le chemin de main gauche qui conduit en la Province du Saguenay, & prismes celuy qui est à droite pour Kebec, mais il me resouvient encore de l'estonnement admirable que causoit en nos yeux ce meslange de rivieres, car nous fismes plus de 6 ou 7 lieuës de chemin, que je ne pouvois encore sortir de l'opinion (ce qui ne pouvoit estre) que nous allions contre mont-l'eau, & ce qui me mit en cet erreur, sur la grande difficulté que nous eumes à doubler la pointe, & que le long de la riviere jusqu au saut, l'eau se souslevoit, s'enfloit, tournoyoit & bouillonnoit par tout comme une chaudiere sur un grand feu, puis, des raports & traisnées d'eau qui nous venoient à la rencontre un fort long espace de temps, & avec tant de vitesse, que si nous n'eussions esté habiles de nous en destourner avec la mesme promptitude, nous estions pour nous y perdre & submerger. Je demanday à mes Sauvages que c'estoit, & d'où cela pouvoit proceder, ils me respondirent que c'estoit un oeuvre du diable ou le diable mesme.

Approchant du saut, en un tres-mauvais & dangereux endroit, nous receumes des grands coups de vagues dans nostre canot, & encor en danger de pis, si les Sauvages n'eussent esté stilez & habiles à la conduite d'iceluy, pour leur particulier ils se soucioient assez-peu d'estre mouilliez, car ils n'avoient point d'habits sur le dos qui les empeschat de dormir à sec, mais pour moy cela m'estoit un peu plus incommode, & craignois fort pour nos livres particulièrement, mais cette crainte, ne m'empeschoit pas d'estre bien mouillé, & de me lever le matin sans estre seiché.

Nous nous trouvasmes un jour bien empesché dans des grands bourbiers, & profondes fanges, approchant d'un lac, où il nous fallut passer avec des peines nompareilles, & si subtilement & legerement du pied, que nous pensions à toute heure enfoncer jusques par dessus la teste au profond du lac, qui portoit en partie cette grande estendue de terre noire & fangeuse: car en effet tout trembloit sous nous.

De là nous allasmes prendre nostre giste en une ancre de terre, où desja estoient cabanez depuis quatre jours un bon vieillard Huron, avec deux jeunes garçons, qui estoient là attendans compagnie, pour passer à la traite par le pays de Honqueronons; car ils n'y osoient passer seuls, pour ce que ce peuple est malicieux jusques là, que de ne laisser passer par leurs terres au temps de le traite, un ou deux canots seulement, mais veulent qu'ils s'attendent l'un l'autre, & passent tous à la fois, pour avoir leurs bleds & farines à meilleur prix, qui leur contraignent de traiter pour des pelleteries.

Le lendemain matin arriverent encor deux autres canots Hurons, qui cabanerent auprés de nous; mais pour cela personne n'osoit encore se hasarder de passer peur d'un affront. A la fin mes hommes qui n'estoient pas en resolution de faire là un si long sejour, me supplierent d'accepter la charge de Capitaine de leurs canots, & d'avouer pour miennes toutes leurs marchandises, bleds & farines, ce que je fis par charité, & pour leur conservation, car sans cette invention ils n'eussent pas ozé passer, & passants ils eussent peut-estre esté aussi mal traittez de ce peuple superbe, que deux autres canots Hurons, qui n'estoient point de nostre bande, & voulurent tenter la fortune, contre nostre advis, mais à leur despens, car leurs marchandises leur furent ostées, & en partie vollées, & le reste payé à vil prix.

Des Honqueronons ou Sauvages de l'Isle, & de leur humeur, & d'un lac couvert de papillons.

Share on Twitter Share on Facebook