Le lendemain, dimanche 27 août, j’eus l’occasion, depuis si longtemps espérée, d’entendre plusieurs des fameux prédicateurs d’Édimbourg, qui m’étaient déjà familiers grâce aux éloges de M. Campbell. Hélas ! que n’étais-je plutôt à Essendean, assis devant la chaire du digne M. Campbell ! car le tumulte de mes pensées, qui me ramenaient continuellement à mon entretien avec Prestongrange, me privait de toute attention. J’étais en effet beaucoup moins touché par les raisonnements théologiques que par le spectacle des fidèles emplissant les églises, spectacle pareil à ce que je me figurais d’un théâtre, ou plutôt, vu mes dispositions d’esprit, d’une cour d’assises ; surtout à l’église de l’Ouest, avec ses trois étages de galeries, où j’allai dans le vain espoir de rencontrer miss Drummond.
Le lundi, je me livrai pour la première fois aux mains d’un barbier, et fus satisfait du résultat. Puis je me rendis chez le procureur général. Devant sa porte se montraient encore une fois les habits rouges des soldats, qui mettaient dans l’impasse une tache de couleur éclatante. Je cherchai des yeux la jeune dame et ses domestiques : on n’en voyait pas trace. Mais je ne fus pas plus tôt introduit dans cette espèce de cabinet ou d’antichambre, où j’avais passé des heures si fastidieuses le samedi, que j’aperçus dans un coin la haute silhouette de James More. Il semblait en proie à une pénible agitation, s’étirant les bras et les jambes, et laissant errer ses yeux çà et là sur les murs de la petite salle. Je sentis renaître ma pitié pour le sort de l’infortuné. Cette pitié, jointe à mon vif intérêt pour sa fille me poussèrent à l’aborder.
– Je vous souhaite le bonjour, monsieur, lui dis-je.
– Le bonjour à vous pareillement, monsieur, répondit-il.
– Vous avez rendez-vous avec Prestongrange ?
– Oui, monsieur, et je souhaite que votre affaire avec ce gentilhomme soit plus agréable que la mienne.
– J’espère du moins que la vôtre sera vite expédiée, car vous passez avant moi, il me semble.
– Non, tout le monde passe avant moi, fit-il, en haussant les épaules et tendant les mains vers le ciel. Ah, monsieur, les temps sont changés, car il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’en était pas ainsi quand le glaive pesait dans la balance, mon jeune monsieur, et quand les vertus du soldat faisaient vivre leur homme.
Il y avait dans la voix de l’individu une espèce de nasillement highlander qui me porta singulièrement sur les nerfs.
– Ma foi, monsieur MacGregor, lui dis-je, il me semble que la principale qualité pour un soldat est de savoir se taire et sa première vertu de ne jamais murmurer.
Il me fit une inclination en se croisant les bras sur la poitrine.
– Je m’aperçois que vous savez mon nom – bien que ce nom je n’aie pas le droit de m’en servir moi-même. Mais c’est inévitable : j’ai montré mon visage et crié mon nom trop souvent à la barbe de mes ennemis. Je ne dois pas m’étonner si l’un et l’autre sont connus de maintes personnes que je ne connais pas.
– Que vous ne connaissez pas le moins du monde, monsieur, repris-je, pas plus que n’importe qui ; mais si vous tenez à le savoir, c’est Balfour que je m’appelle.
– Le nom est honorable, répliqua-t-il avec politesse ; il est porté par beaucoup de gens comme il faut. Et maintenant que j’y repense, un jeune gentilhomme, votre homonyme, était chirurgien-major de mon bataillon, en 45.
– C’était, je crois, un frère de Balfour de Baith, dis-je, car j’étais alors ferré sur le major.
– C’est bien cela, monsieur, dit James More. Et puisque j’ai été le compagnon d’armes de votre parent, permettez-moi de vous serrer la main.
Il me donna une poignée de main cordiale et prolongée, tout en me considérant d’un air épanoui, comme s’il retrouvait un frère.
– Ah ! fit-il, les temps sont bien changés depuis que votre cousin et moi entendions siffler les balles à nos oreilles.
– C’était un cousin très éloigné, je pense, dis-je, d’un ton sec, et je vous dirai même que je ne l’ai jamais eu devant les yeux.
– Bon, bon, cela ne change rien. Quant à vous – je ne crois pas que vous vous y trouviez en personne, monsieur – je ne me rappelle vraiment pas votre figure, qui n’est cependant pas de celles qu’on oublie.
– En l’année dont vous parlez, monsieur MacGregor, je recevais la férule à l’école paroissiale.
– Si jeune ! s’écria-t-il. Oh ! alors, vous ne pouvez vous figurer ce que cette rencontre signifie pour moi. À l’heure de mon adversité, et ici dans la maison de mon ennemi, retrouver le sang d’un vieux frère d’armes – cela me rend du cœur, monsieur Balfour, tout comme les appels du pibroch highlander. Ah, monsieur, il est bien triste pour beaucoup d’entre nous ce retour en arrière, et il fait verser des larmes à certains. J’ai vécu dans mon pays comme un roi ; mon épée, mes montagnes et la foi de mes amis et parents me suffisaient. À présent, je gis dans un cachot infect ; et savez-vous bien, monsieur Balfour – continua-t-il en me prenant par le bras et m’entraînant à sa suite –, savez-vous, monsieur, que je manque du plus simple nécessaire ? La malice de mes ennemis m’a dépouillé entièrement de mes ressources. Je suis sous le coup, vous le savez, monsieur, d’une accusation inventée de toutes pièces, et dont je suis aussi innocent que vous. On n’ose pas me faire comparaître pour me juger, et en attendant on me tient en prison, dénué de tout. Ah ! si j’avais rencontré plutôt votre cousin, ou même son frère Baith ! L’un comme l’autre, j’en suis sûr, auraient été trop heureux de me secourir ; tandis qu’un étranger relatif comme vous…
Je rougirais de rapporter ici tout ce qu’il me lâcha encore de paroles quémandeuses, ou les réponses que je lui fis, aussi brèves que rogues. Il y avait des moments où j’étais tenté de lui fermer la bouche en lui jetant quelque menue monnaie ; mais je ne sais si ce fut par pudeur ou par fierté – pour moi-même ou pour Catriona – ou encore parce que je croyais ce père indigne de sa fille, ou à cause de l’antipathie que m’inspirait cette atmosphère de fausseté évidente qui émanait de sa personne – ce geste me fut totalement impossible. Et toujours il me débitait ses cajoleries, et toujours il me faisait arpenter la petite salle, trois pas aller, trois pas retour, et j’avais déjà, par quelques répliques très sèches, fort échauffé mon mendiant, sans toutefois réussir à le décourager, lorsque Prestongrange apparut sur le seuil et m’entraîna vivement dans son grand cabinet.
– J’en ai pour un instant à être occupé, me dit-il ; et afin de ne pas vous laisser à attendre les bras croisés, je vais vous présenter à mes trois aimables filles, dont peut-être vous aurez entendu parler, car elles sont, je crois, plus célèbres que leur papa. Par ici.
Il m’emmena à l’étage au-dessus, dans une autre pièce oblongue, où je vis une vieille dame anguleuse qui brodait au tambour, et trois jeunes filles, les plus jolies peut-être de l’Écosse, groupées devant une fenêtre.
– Je vous présente mon nouvel ami, M. Balfour, dit-il, en me tenant par le bras. David, je vous présente ma sœur, miss Grant, qui veut bien diriger ma maison à ma place, et qui se fera un plaisir de vous être agréable. Et voici – continua-t-il en se tournant vers les trois demoiselles – voici mes trois aimables filles. Dites-le-moi franchement, monsieur David : laquelle des trois est la plus jolie ? Je suis sûr que vous n’aurez pas l’audace de me servir la réponse du brave Alan Ramsay !
À l’instant, toutes les trois, et jusqu’à la vieille miss Grant, se récrièrent contre cette saillie qui me fit monter le rouge à la figure, car je connaissais les vers en question. Je trouvais cette allusion impardonnable chez un père, et j’étais étonné de voir ces dames rire tout en protestant, d’un air peu convaincu d’ailleurs.
Prestongrange mit cette gaieté à profit pour quitter la pièce, et me laisser seul en cette société, aussi déplacé qu’un poisson hors de l’eau. J’ai toujours dû reconnaître, en songeant à ce qui suivit, que je me montrai superlativement sot ; et ces dames étaient certes bien élevées pour avoir autant de patience avec moi. La tante, assise auprès de nous devant son métier, se bornait à nous adresser de temps à autre un regard ou un sourire ; mais les demoiselles, et en particulier l’aînée, qui était aussi la plus belle, me gratifièrent de mille attentions auxquelles j’étais bien incapable de répondre. J’avais beau me répéter que j’étais un jeune homme de quelque valeur aussi bien que de fortune passable ; et que je n’avais nulle raison d’avoir honte devant ces jeunes filles, dont l’aînée était à peine plus âgée que moi, et dont aucune fort probablement n’était de moitié aussi instruite. Ce raisonnement ne changeait rien à la chose ; et il y avait des moments où le rouge me montait au visage, de me dire que j’étais rasé ce jour-là pour la première fois.
Comme la conversation, malgré tous leurs efforts, se traînait avec peine, l’aînée prit pitié de mon embarras, se mit à son instrument, où elle était passée maîtresse, et pour me distraire un moment, joua et chanta, aussi bien en écossais qu’en italien. Je retrouvai quelque assurance, et me ressouvenant de cet air qu’Alan m’avait appris dans notre cachette voisine de Carriden, je m’enhardis si bien que j’en sifflai une mesure ou deux et demandai à la jeune fille si elle connaissait cela.
Elle secoua la tête.
– C’est la première note que j’en entends, fit-elle. Sifflez-le moi tout du long. Et puis encore une fois, ajouta-t-elle lorsque j’eus fini.
Elle le reprit alors sur le clavier et, à mon étonnement, l’enrichit aussitôt de variations harmonieuses, et chanta, tout en jouant, avec une expression des plus comiques et en patoisant :
« L’ai-je pas bien attrapé ?
Voilà-t-il pas l’air que vous siffliez ? »
– Vous voyez, dit-elle, je fais aussi des vers, seulement ils ne riment pas. Et elle reprit :
« Je suis miss Grant, fille du procureur ; Vous, m’est avis, êtes David Balfour. »
Je lui exprimai toute l’admiration que me causait son talent.
– Et comment appelez-vous cet air ? me demanda-t-elle.
– J’ignore son vrai nom, répondis-je. Mais je l’appelle l’air d’Alan.
Elle me regarda bien en face.
– Moi, je l’appellerai l’air de David, reprit-elle ; toutefois s’il ressemble un tant soit peu à celui que votre homonyme d’Israël joua à Saül, je ne m’étonne plus que ce roi en retira peu de profit, car sa musique est bien lugubre. Cet autre nom que vous lui donnez, je ne l’aime pas ; aussi lorsque vous aurez envie que je vous rejoue votre air, il vous faudra me le demander en l’appelant par le mien.
Ce fut dit d’une façon significative qui me donna un coup au cœur.
– Et pourquoi cela, miss Grant ? demandai-je.
– Parce que, fit-elle, s’il vous arrive jamais d’être pendu, je mettrai sur cet air votre confession suprême et je la chanterai.
Je ne pouvais plus douter qu’elle ne fût en partie initiée à mon histoire et au danger que je courais. Sous quelle forme, et jusqu’à quel point, il m’était plus difficile de l’imaginer. Mais elle savait du moins que le nom d’Alan était compromettant, et elle me donnait ainsi l’avis de le passer sous silence ; elle savait aussi sans doute que j’étais soupçonné de quelque crime. Je compris d’ailleurs que par la rudesse de ses dernières paroles (qu’elle fit suivre immédiatement d’un morceau de musique très bruyant) elle voulait couper court à ce genre de conversation. Je me tenais à côté d’elle, affectant d’écouter et d’admirer, mais en réalité plongé dans le tourbillon de mes pensées. J’ai toujours constaté que cette jeune dame était amie du mystère ; et à coup sûr cette première entrevue constitua pour moi un mystère insondable. J’appris seulement beaucoup plus tard que la journée du dimanche avait été bien employée, le garçon de banque retrouvé et interrogé, ma visite à Charles Stewart découverte, et la conclusion tirée que j’étais fort intime avec James et Alan, et très probablement en relations suivies avec ce dernier. D’où il résultait cette allusion transparente que l’on m’adressait par-dessus le clavecin.
Au beau milieu du morceau de musique, l’une des plus jeunes demoiselles, qui était à la fenêtre donnant sur l’allée, cria à ses sœurs de venir vite, car « les Yeux Gris » étaient de nouveau là. Toutes trois y furent rassemblées aussitôt, se poussant pour mieux voir. La fenêtre où elles coururent se trouvait dans un renfoncement au bout de la pièce, et comme elle donnait au-dessus de la porte d’entrée, elle commandait obliquement l’allée.
– Venez, monsieur Balfour, criaient-elles, venez voir ! C’est la plus belle fille du monde ! Voilà plusieurs jours qu’elle rôde à l’entrée de l’impasse, toujours accompagnée de quelques domestiques de mauvaise mine, et malgré cela elle a tout à fait l’air d’une grande dame.
Je n’avais pas besoin de regarder ; et je ne regardai pas non plus deux fois, ni longtemps. Je craignais qu’elle ne vînt à m’apercevoir, en train de la regarder du haut de cette chambre de musique, tandis qu’elle était là dehors, que son père était aussi dans la maison, en train peut-être de demander la vie en pleurant, et alors que moi-même je venais tout juste de rejeter ses prières. Mais ce simple coup d’œil suffit pour me rendre meilleure opinion de moi-même et diminuer de beaucoup la terreur que m’inspiraient les jeunes dames. Elles étaient belles, indiscutablement, mais Catriona ne l’était pas moins, et celle-ci possédait en outre une sorte d’éclat pareil à celui d’un charbon ardent. Autant les autres me déconcertaient, autant elle me stimulait. Je me souvins qu’avec elle j’avais causé facilement. Si je ne pouvais en faire autant avec ces jolies personnes, il y avait peut-être bien de leur faute. À mon embarras se mêla peu à peu un sentiment d’ironie qui l’atténua ; et désormais lorsque la tante levait les yeux de dessus sa broderie pour un sourire, ou que les trois jeunes filles me traitaient comme un enfant du haut de leur grandeur, je croyais lire : « Par ordre du papa », inscrit sur leurs visages, et j’avais quelque peine à m’empêcher de sourire.
Enfin le papa revint, toujours aussi aimable, l’air heureux et la parole aisée.
– Allons, petites filles, dit-il, je dois vous reprendre M. Balfour ; mais j’espère que vous avez réussi à lui persuader de revenir dans cette maison ; où je serai toujours enchanté de le recevoir.
Elles me firent chacune un petit compliment d’un sou, et je fus emmené.
S’il comptait sur cette visite à sa famille pour vaincre ma résistance, son échec fut complet. Je n’étais pas niais au point de ne pas sentir que j’avais fait bien piètre figure et que sitôt mon dos tourné les jeunes filles avaient bâillé à se décrocher la mâchoire. Je sentais bien que je m’étais montré fort peu souple et gracieux ; et j’aspirais à l’occasion de prouver que je possédais quelque chose des qualités inverses, le sérieux et la ténacité.
Or, je devais être servi à souhait, car la scène où le procureur allait me faire prendre part était d’un caractère tout différent.