VI Umquile, Maître de Lovat

Dans le cabinet de Prestongrange nous attendait un homme que j’abhorrai à première vue, comme on abhorre un furet ou un perce-oreille. Il était cruellement laid, mais avec toute l’apparence d’un gentilhomme ; ses manières tranquilles n’excluaient pas des sursauts brusques et des gestes violents ; et sa petite voix grêle prenait à sa volonté des inflexions aigres et menaçantes.

Le procureur nous présenta l’un à l’autre d’une façon familière et amicale.

– Fraser, dit-il, voici ce M. Balfour dont nous avons causé. Monsieur David, voici M. Simon Fraser, à qui nous donnions jadis un autre titre, mais c’est là de l’histoire ancienne. M. Fraser a une communication à vous faire.

Puis il s’écarta de nous pour aller tout au bout des rayons chargés de livres faire semblant de consulter un volume in-quarto.

Je restai donc, pour ainsi dire, seul avec la personne au monde à laquelle peut-être je m’attendais le moins. Les termes de la présentation ne pouvaient me laisser de doute : celui que j’avais devant moi n’était autre que le banni Maître de Lovat et le chef du grand clan Fraser. Je savais qu’il avait conduit ses gens dans la rébellion ; je savais que pour ce crime la tête de son père – le vieux lord, ce renard gris des montagnes – était tombée sur le billot, que les terres de ses parents avaient été confisquées, et leur noblesse flétrie. Mais j’ignorais ce qu’il faisait là dans la demeure de Grant ; j’ignorais qu’il avait comparu sur le banc des accusés, renié tous ses principes, et qu’il jouissait désormais de la faveur gouvernementale, à ce point de jouer le rôle de substitut du procureur dans l’assassinat d’Appin.

– Eh bien, monsieur Balfour, me dit-il, qu’est-ce donc que je viens d’apprendre sur votre compte ?

– Il ne m’appartient pas de faire des suppositions, répondis-je, mais si c’est le procureur qui vous a renseigné, il est pleinement au courant de mes opinions.

– Je puis vous dire que je m’occupe de l’assassinat d’Appin, continua-t-il ; je dois y figurer comme assesseur de Prestongrange ; et mon examen des interrogatoires me permet de vous affirmer que vos opinions sont tout à fait erronées. La culpabilité de Breck est manifeste ; et votre déposition, par laquelle vous reconnaissez l’avoir vu sur la colline au moment même du crime, ne fera qu’assurer sa pendaison.

– Il vous sera plutôt difficile de le pendre avant de l’avoir attrapé, observai-je. Et pour le reste je vous abandonne très volontiers à vos sentiments.

– Le Duc a été mis au courant, reprit-il. Je viens tout juste de voir Sa Grâce, et il s’est exprimé devant moi avec une noble liberté digne du grand seigneur qu’il est. Il a parlé de vous nommément, monsieur Balfour, et vous a promis sa gratitude anticipée, au cas où vous vous laisseriez guider par ceux qui comprennent beaucoup mieux que vous-même vos intérêts et ceux du pays. La gratitude n’est pas un vain mot sur ces lèvres-là : experto crede. Vous savez sans doute quelque chose de mon nom et de mon clan ; vous connaissez le funeste exemple et la fin déplorable de mon père, sans parler de mes propres erreurs. Eh bien ! j’ai fait ma paix avec ce bon Duc ; il a parlé en ma faveur à notre ami Prestongrange : me voici de nouveau le pied à l’étrier, et le soin m’est en partie confié de poursuivre les ennemis du roi George et de châtier cette dernière offense et cet odieux outrage envers Sa Majesté.

– La situation est certes digne du fils de votre père, répliquai-je.

Il me regarda en fronçant ses sourcils chauves.

– Je vois que vous aimez à employer le genre ironique. Mais je suis ici pour faire mon devoir, je suis ici pour accomplir de bonne foi ma mission, et c’est en vain que vous tâcherez de m’en détourner. De plus, laissez-moi vous dire que pour un jeune homme d’esprit et d’ambition tel que vous, un bon coup d’épaule au début vaut mieux que dix années de labeurs. Le coup d’épaule est à votre disposition : choisissez ce en quoi vous voulez être poussé, le Duc veillera sur vous avec la sollicitude d’un père affectueux.

– Il me manque, je le crains, la docilité d’un fils, répliquai-je.

– Et vous vous figurez pour de bon, monsieur, s’écria-t-il, que toute la politique de ce pays va, pour un gamin rétif, subir un bouleversement ? On fait une pierre de touche de ce procès, tous ceux qui veulent désormais réussir devront pousser à la roue. Voyez-moi par exemple. Croyez-vous que c’est pour mon plaisir que je me mets dans la situation tellement odieuse de poursuivre un homme aux côtés duquel j’ai tiré l’épée ? Je n’ai pas le choix.

– Mais je pense, monsieur, que vous avez abdiqué votre choix en vous mêlant de cette rébellion dénaturée. Mon cas par bonheur est autre. Je suis loyal, moi, et je puis regarder en face sans inquiétude aussi bien le Duc que le roi George.

– C’est donc par là que le vent souffle ? fit-il. Je vous garantis que vous êtes tombé dans la pire des erreurs. Prestongrange a eu jusqu’ici la politesse extrême (il me l’a dit) de ne pas réfuter vos allégations ; mais vous ne devez pas croire pour cela qu’on les envisage sans de véhéments soupçons. Vous vous dites innocent ? Mon cher monsieur, les faits vous déclarent coupable.

– Voilà où je vous attendais, répliquai-je.

– La déposition de Mungo Campbell ; votre fuite sitôt le meurtre accompli ; votre longue course secrète… Mais, mon brave jeune homme ! Il y a là assez de preuves pour faire pendre un jeune veau, et à plus forte raison un David Balfour ! Je serai du procès ; j’y élèverai la voix ; je parlerai alors tout autrement que je ne le fais aujourd’hui, et beaucoup moins à votre satisfaction, si faible soit-elle déjà ! Ah ! vous pâlissez ! cria-t-il. J’ai trouvé la clef de votre cœur effronté. Vous êtes livide, vos yeux s’égarent ! Vous voyez la tombe et le gibet de plus près que vous ne l’imaginiez.

– C’est là, je l’avoue, une faiblesse naturelle, dis-je. Je ne la crois pas déshonorante. Le déshonneur…

– Le déshonneur vous attend sur l’échafaud, interrompit-il.

– Il ne fera que m’égaler à mylord votre père, repris-je.

– Ho, ho ! mais pas du tout, s’écria-t-il, et vous ne voyez pas encore le fonds des choses. Mon père a été supplicié pour une grande cause, et pour s’être mêlé des affaires des rois. Vous serez pendu, vous, pour un ignoble assassinat de quelques sous. Vous y avez personnellement joué un rôle de traître, en arrêtant à causer l’infortunée victime, et vos complices sont un ramas de haillonneux domestiques highlanders. Et cela peut se démontrer, mon noble monsieur Balfour – cela peut se démontrer, et cela sera démontré, fiez-vous-en à moi qui ai mis la main à la pâte –, cela peut se démontrer, et cela sera démontré, que vous étiez payé pour le faire. Je vois d’ici les regards qu’on échangera dans la salle lorsque j’apporterai mon témoignage, et qu’il sera établi que vous, un jeune homme bien élevé, vous êtes laissé entraîner à cette action ignoble moyennant quelques hardes de rebut, une bouteille d’eau-de-vie d’Écosse, et trois shillings cinq pence et un demi-penny en monnaie de cuivre.

Je fus comme souffleté par l’apparence de vérité que renfermaient ces derniers mots : des vêtements, une bouteille d’usquebaugh, et trois shillings cinq pence et un demi-penny en billon, c’était à peu près tout ce qu’Alan et moi avions emporté d’Aucharn ; et je compris que dans leurs cachots les gens de James avaient parlé.

– J’en sais plus que vous ne croyez, n’est-ce pas ? reprit-il, avec triomphe. Et pour ce qui est de donner cette tournure à la chose, mon grand monsieur David, vous n’allez pas vous imaginer que le gouvernement de la Grande-Bretagne et de l’Irlande sera jamais à court de témoins. Nous avons ici en prison des hommes qui pour sauver leur vie jureront tout ce qu’on voudra ; tout ce que je voudrai, si vous l’aimez mieux. Vous pouvez donc juger quelle part de gloire vous en reviendra si vous choisissez la mort. D’une part, la vie, le vin, les femmes, et un duc pour faire vos quatre volontés ; de l’autre, une corde à votre cou, et une potence où cliquetteront vos os, et pour transmettre à ceux de votre nom la plus abjecte histoire qui fût jamais contée d’un assassin à gages. Et tenez ! s’écria-t-il d’une voix atrocement perçante, voyez ce papier que je tire de ma poche. Regardez le nom qu’il porte : c’est le nom du grand David, n’est-ce pas, et l’encre est à peine sèche. Devinez-vous sa nature ? C’est un mandat d’arrêt, et je n’ai qu’à presser ce timbre à côté de moi pour le faire exécuter sur-le-champ. Une fois en prison grâce à ce papier, vous n’avez plus d’autre aide à espérer que celle de Dieu !

Je l’avoue, j’étais grandement épouvanté par tant de vilenie, et fort démontré par l’imminence et la hideur du péril. M. Simon avait déjà tiré gloire des altérations de mon teint ; mais pour lors j’étais devenu certainement aussi pâle que ma chemise ; et d’ailleurs ma voix tremblait.

– Il y a un gentilhomme dans cette pièce, m’écriai-je. J’en appelle à lui. Je remets ma vie et mon honneur entre ses mains.

Prestongrange referma bruyamment son livre.

– Je vous avais prévenu, Simon, dit-il ; vous avez joué votre va-tout, et vous avez perdu. Monsieur David, continua-t-il, je vous prie de croire que je ne suis pour rien dans cette dernière épreuve que vous venez de subir. Je tiens à vous déclarer combien je suis heureux que vous vous en soyez tiré aussi brillamment. C’est presque un service que vous m’avez rendu, sans vous en douter. Car si notre ami ici présent avait eu plus de succès que moi hier soir, il en serait résulté qu’il est meilleur juge des hommes que moi ; il en serait résulté que nous n’occupons pas du tout notre vraie place, M. Simon et moi. Et je sais que notre ami Simon est ambitieux, continua-t-il, en donnant une légère tape sur l’épaule de Fraser. Quant à cette comédie, elle est terminée ; je suis de plus en plus porté en votre faveur, et quelle que doive être la solution de cette malheureuse affaire, je ferai en sorte que vous soyez ménagé.

C’étaient là d’excellentes paroles, et je pus voir en outre qu’entre ces deux personnages qui m’étaient opposés régnait non pas l’amour, mais plutôt un grain d’authentique zizanie. Quoi qu’il en fût, il était indéniable que cette scène avait été prévue, voire même concertée de leur commun accord ; il était net que mes adversaires se disposaient à m’éprouver par tous les moyens ; et à cette heure (la persuasion, les flatteries, et les menaces ayant été essayées en vain) je ne pouvais que me demander à quel nouvel expédient ils allaient recourir. L’angoisse de la dernière épreuve, d’ailleurs, troublait encore ma vue, et faisait flageoler mes jambes ; et je dus me borner à balbutier la même phrase :

– Je remets ma vie et mon honneur entre vos mains.

– Bon, bon, fit Prestongrange, nous ferons en sorte de les sauvegarder. Et en attendant, revenons à des moyens plus doux. Il ne faut pas que vous gardiez rancune de ses paroles à mon ami M. Simon, qui n’a fait qu’obéir à son devoir. Et si même vous avez conçu quelque grief contre moi, qui par ma présence semblais lui donner mon approbation, je ne veux pas que ce grief s’étende aux membres innocents de ma famille. Ceux-ci tiennent beaucoup à vous revoir, et je ne puis admettre que mes jeunes personnes soient désappointées. Elles iront demain à Hope Park, et je crois tout à fait convenable que vous les escortiez. Venez me voir d’abord, car il est possible que j’aie quelque chose de particulier à vous dire ; après quoi vous serez renvoyé sous la garde de mes demoiselles. Réitérez-moi votre promesse de garder le silence jusqu’à ce moment-là.

J’aurais mieux fait de refuser tout de suite, mais réellement je n’avais plus la force de résister. Je fis ce qu’il me demandait, et pris congé sans savoir comment ; puis lorsque je me retrouvai dans l’impasse, délivré, et que la porte se fut refermée derrière moi, je m’adossai à un mur et m’essuyai le visage. Cette apparition hideuse (c’est bien le mot) de M. Simon vibrait dans ma mémoire comme un bruit soudain vibre dans l’oreille après qu’il a cessé. Toutes les histoires que j’avais lues et entendues, concernant le père de cet homme, sa duplicité, ses innombrables et perpétuelles trahisons, surgissaient devant moi et complétaient ce que je venais d’éprouver de sa part. Chaque fois qu’elle me revenait, l’ingénieuse malignité de cette calomnie dont il avait eu l’intention de stigmatiser mon honneur me faisait tressaillir de nouveau. Le sort de l’homme pendu au gibet sur la route de Leith m’apparaissait à peine distinct de celui que je devais désormais envisager comme le mien. De la part de deux hommes faits, voler de si peu que rien un enfant était à coup sûr une vile entreprise ; mais mon histoire à moi, telle devait être présentée aux juges par Simon Fraser, lui faisait à tous points de vue un digne pendant pour l’ignominie et la lâcheté.

Les voix de deux hommes en livrée causant sur le seuil de Prestongrange me rappelèrent à moi-même.

– Va, dit l’un, porter ce billet le plus vite possible chez le capitaine.

– Est-ce pour rappeler encore le cateran  ? demanda l’autre.

– On le dirait, répliqua le premier. Le maître et Simon ont besoin de lui.

– Prestongrange est devenu fou, reprit le deuxième. Il finira par coucher avec James More.

– Bah, ce n’est pas ton affaire ni la mienne, conclut le premier.

Et, se séparant, l’un partit exécuter sa commission, et l’autre rentra dans l’hôtel.

Je vis dans cet incident un symptôme des plus alarmants. J’étais à peine sorti qu’ils envoyaient aussitôt chercher James More, à qui M. Simon faisait sans doute allusion quand il parlait d’hommes en prison disposés à racheter leur vie à tout prix. Mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne, et l’instant d’après tout mon sang fit un bond au souvenir de Catriona. Pauvre fille ! son père allait être pendu pour des méfaits très peu défendables. Et, chose qui était encore moins de mon goût, il semblait à cette heure prêt à sauver son individu par la pire honte et le plus vil des lâches assassinats – l’assassinat par faux témoignage ; et pour mettre le comble à nos malheurs, j’étais moi-même désigné pour lui servir de victime.

Je me mis à marcher vivement et au hasard, ne connaissant plus rien qu’un désir de mouvement, d’air et de larges horizons.

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