VII Je pèche contre l’honneur

Entièrement à mon insu, j’arrivai sur les Lang dykes, grand chemin rural longeant du côté nord la cité qu’il domine. Je découvrais cette dernière dans toute son étendue noire, se déroulant depuis le château debout sur son rocher au-dessus du loch, en une longue rangée de clochers, de pignons et de cheminées fumantes. À cette vue mon cœur se gonfla dans mon sein. Ma jeunesse, je l’ai dit, était déjà formée aux dangers ; mais un danger comme celui que je venais de voir en face le matin même, au milieu de ce qu’on appelle la sécurité d’une ville, m’ébranlait en dépit de mon expérience. Péril d’esclavage ; péril de naufrage, péril d’épée et d’arme à feu, j’avais affronté le tout sans faiblir ; mais le péril embusqué dans la voix aigre et le visage gras de Simon, ou plutôt de lord Lovat, m’accablait entièrement.

Je m’assis au bord du lac à un endroit où les roseaux descendaient dans l’eau et je m’y trempai les poignets et m’humectai le front. Si j’avais pu le faire en sauvegardant quelque peu mon amour-propre, j’aurais pris la fuite et abandonné mon dessein téméraire. Mais, soit courage, soit lâcheté, ou même les deux peut-être, je me crus engagé sans possibilité de retraite. J’avais bravé ces hommes, je continuerais à les braver ; quoi qu’il pût advenir, je resterais fidèle à ma parole.

Le sentiment de ma constance releva mes esprits quelque peu, mais de guère. Je n’en gardais pas moins comme un poids de glace autour du cœur, et la vie m’apparaissait une bien sinistre aventure. Deux mortels entre tous excitaient ma pitié. L’un était moi-même, dépourvu d’amis et perdu au milieu des dangers. L’autre était cette enfant, la fille de James More. J’avais beau la connaître à peine, je ne l’en avais pas moins examinée et jugée. Je voyais en elle une fille d’un honneur intègre et quasi viril ; je l’estimais capable de mourir d’un déshonneur ; et cependant je croyais son père tout juste en train de marchander sa misérable vie contre la mienne. Il en résultait que j’associais dans mes pensées la jeune fille et moi. Je n’avais vu d’abord en elle qu’une rencontre de hasard, bien qu’elle me plût étrangement ; je la voyais à cette heure brusquement rapprochée de moi, comme étant la fille de mon ennemi mortel, et pour ainsi dire de mon assassin. J’estimais dur le sort qui m’obligeait à être harcelé et persécuté sans cesse pour le compte d’autrui, et à ne jouir moi-même d’aucun plaisir. J’avais de quoi manger, avec un lit pour y dormir lorsque mes préoccupations me le permettaient ; mais à part cela ma richesse ne m’était d’aucun secours. Si je devais être pendu, ma vie serait apparemment brève ; si je devais au contraire me tirer de cette mauvaise passe, mes jours pourraient encore me sembler longs avant d’arriver à leur fin. Tout à coup son visage me revint à la mémoire, tel que je l’avais vu d’abord, avec les lèvres entrouvertes. Aussitôt la faiblesse se répandit dans mon sein, et la vigueur dans mes jambes, et je me mis résolument en route dans la direction de Dean. Puisque je devais être pendu demain et que trop probablement je coucherais ce soir dans un cachot, je voulais m’entretenir une fois encore avec Catriona.

Stimulé par la marche et ranimé par la pensée de cette rencontre, je finis plus ou moins par retrouver du courage. En traversant le bourg de Dean, situé au bord du fleuve, dans le creux d’une vallée, je demandai ma route à un meunier, lequel me fit gravir la hauteur par un chemin facile et redescendre du côté opposé, jusqu’à une petite maison de bonne apparence entourée de pommiers et de prairies. J’étais plein de courage en pénétrant dans le jardin ; mais ce courage retomba tout à plat lorsque je me trouvai en présence d’une sévère et hautaine vieille dame, qui se promenait par là, coiffée d’une mantille blanche avec un chapeau d’homme par-dessus.

– Que venez-vous cherchez ici ? me demanda-t-elle.

Je lui répondis que j’étais en quête de miss Drummond.

– Et quelle affaire pouvez-vous bien avoir avec Miss Drummond ? répliqua-t-elle.

Je lui exposai que l’ayant rencontrée le samedi précédent j’avais été assez heureux pour lui rendre un léger service, et c’était à l’invitation de cette jeune dame que j’étais venu ici.

– Ah ! c’est donc vous Sixpence ! s’écria-t-elle, d’un ton fort narquois. Un beau présent, un fameux gentilhomme. Et avez-vous un autre nom pour vous désigner, ou êtes-vous baptisé Sixpence ? interrogea-t-elle.

Je lui déclinai mon nom.

– Dieu merci ! s’écria-t-elle. Ebenezer avait donc un fils ?

– Non, madame, répondis-je. Je suis fils d’Alexandre. C’est moi qui suis le laird de Shaws.

– Vous aurez du fil à retordre avant d’établir vos droits, dit-elle.

– Je m’aperçois que vous connaissiez mon oncle, dis-je ; et vous apprendrez peut-être avec d’autant plus de plaisir que l’affaire est arrangée.

– Et qu’est-ce que vous voulez à miss Drummond ? reprit-elle.

– Je suis venu réclamer mes six pence, madame. Il y a des chances pour qu’étant le neveu de mon oncle, je me montre un garçon économe.

– Vous avez donc en vous un grain d’esprit ? remarqua la vieille dame, non sans quelque plaisir. Je m’attendais à ce que vous soyez un simple nigaud – vous et vos six pence, et votre jour de bonheur, et votre pour l’amour de Balwhidder – (ce par quoi je fus heureux d’apprendre que Catriona n’avait pas oublié toute notre conversation). Mais tout ceci est à côté, reprit-elle. Dois-je entendre que vous êtes venu ici pour chercher une compagne ?

– Voilà une question à coup sûr prématurée, dis-je. La demoiselle est jeune, moi aussi, par malheur. Je ne l’ai vue qu’une fois. Je ne nierai pas, ajoutai-je, résolu à essayer de la franchise, je ne nierai pas qu’elle m’a beaucoup trotté par la tête depuis que je l’ai rencontrée. C’est là quelque chose, mais ce serait tout à fait différent de m’engager, et je crois que je vous paraîtrais bien sot de le faire.

– Vous avez la langue bien pendue, à ce que je vois, dit la vieille dame. Moi aussi, grâce à Dieu ! J’ai été assez bête pour me charger de la fille de ce brigand : une jolie tâche que j’ai assumée là ; mais c’est fait, et je la mènerai à ma guise. Voulez-vous dire, monsieur Balfour de Shaws, que vous épouseriez la fille de James More, même celui-ci étant pendu ? Eh bien donc, là où il n’y a pas de mariage possible, il ne peut y avoir aucun genre de relations, et tenez-le-vous pour dit. C’est délicat, les filles, ajouta-t-elle avec un hochement de tête ; et j’en ai été une aussi, et jolie ; bien qu’on ne le croirait guère à voir mes joues ridées.

– Lady Allardyce, lui dis-je, car tel est je crois votre nom, il me semble que vous tenez les deux rôles dans le dialogue, et c’est là un médiocre moyen d’arriver à s’entendre. Vous me portez un vrai coup droit, en me demandant si j’épouserais, au pied du gibet, une jeune personne que je n’ai vue qu’une fois. Je vous ai répondu que je ne m’engagerais pas ainsi à la légère. Toutefois je vous en dirai davantage. Si, comme j’ai toute raison de l’espérer, je continue à aimer cette jeune fille, il faudra autre chose que son père, ou même que le gibet, pour nous empêcher, elle et moi, de nous réunir. Quant à ma famille, je l’ai trouvée au bord de la route, tel un enfant abandonné ! Je suis loin de devoir quelque chose à mon oncle ; et si je me marie jamais, ce sera pour complaire à une seule personne : à moi-même.

– J’avais déjà ouï des propos de ce genre, alors que vous n’étiez pas encore né, repartit Mme Ogilvy, et c’est peut-être pourquoi j’y attache aussi peu d’importance. Il y a beaucoup de choses à considérer. Ce James More est un parent à moi, soit dit à ma honte. Mais plus la famille est estimable, plus elle a de pendus et de décapités, ç’a toujours été l’histoire de la malheureuse Écosse. Et s’il n’y avait que la pendaison ! Pour ma part, il me semble que j’aimerais mieux voir James à la potence, car c’en serait au moins fini de lui. Catrine est une assez brave fille, elle a bon cœur, et se laisse tarabuster du matin au soir par un vieux trognon comme moi. Mais, voyez-vous, il y a un point faible. Elle est entichée de ce grand gueux d’hypocrite, son père, et folle à fond des Gregara, et des noms proscrits, et du roi James, et autres balivernes. Et vous vous trompez joliment si vous vous figurez qu’elle se laisserait mener par vous. Vous dites que vous ne l’avez vue qu’une fois…

– Que je lui ai parlé une seule fois, aurais-je dû plutôt dire. Je l’ai vue de nouveau ce matin d’une fenêtre de l’hôtel Prestongrange.

Il est probable que je lui débitai cette phrase parce qu’elle sonnait bien ; mais je reçus la juste récompense de ma vanité.

– Qu’est-ce que c’est ? cria la vieille dame, renfrognée soudain. Je croyais que vous l’aviez rencontrée d’abord devant la porte du procureur ?

Je lui avouai qu’elle ne se trompait pas.

– Hum ! fit-elle ; et puis soudain, sur un ton assez aigre : Je n’ai rien que votre parole comme garantie de vos noms et qualité. À vous entendre, vous êtes Balfour de Shaws ; mais à ce qu’il me semble vous seriez plutôt Balfour du Diable. Il se peut que vous soyez venu ici pour ce que vous dites, et il se peut également que vous y soyez venu pour le diable sait quoi ! Je suis assez bonne whig pour me tenir tranquille, et pour avoir conservé à tous mes gens leurs têtes sur leurs épaules, mais je ne le suis pas tout à fait au point de me laisser berner. Et je vous le dis tout net, c’est trop de porte du procureur par-ci, et de fenêtre du procureur par-là pour un homme qui vient solliciter la main de la fille d’un MacGregor. Vous pouvez aller porter cela au procureur qui vous a envoyé, avec mon parfait amour. Et je vous baise la main, monsieur Balfour, dit-elle, en joignant le geste à la parole ; et je vous souhaite bon voyage pour retourner d’où vous êtes venu.

– Si vous voyez en moi un espion… m’écriai-je.

La suite me resta dans la gorge. Je m’attardai un moment à lancer des regards meurtriers à la vieille dame, puis la saluai, prêt à m’éloigner.

– Allons, bon ! voilà notre galant fâché ! s’écria-t-elle. Si je vois en vous un espion ? Pour qui d’autre voulez-vous que je vous prenne ? – moi qui ne sais rien de vous ? Mais j’admets que je me sois trompée ; et comme je ne puis me battre avec vous, je dois vous présenter un grand sabre ! Allons, allons, poursuivit-elle, vous n’êtes pas si mauvais garçon dans votre genre ; vous devez avoir quelques vices compensateurs. Mais dites donc, David Balfour, vous êtes diablement rustique ! Il faudra vous corriger de cela, mon garçon, assouplir votre échine, et penser un tout petit peu moins à votre précieux moi ; et il vous faudra essayer de comprendre que les femmes ne sont pas des grenadiers. Mais vous en êtes bien incapable. Jusqu’à votre dernier jour vous ne vous y connaîtrez pas plus aux femmes que je ne m’y entends à couper les truies.

Je n’avais jamais ouï pareilles expressions de la bouche d’une dame, les deux seules dames que j’avais connues jusqu’alors, Mme Campbell et ma mère, étant très dévotes et très convenables ; et j’imagine que mon étonnement dut se peindre sur mon visage, car Mme Ogilvy lança soudain un éclat de rire.

– Ma parole, s’écria-t-elle, en luttant contre sa gaieté, vous faites la figure de bois la plus réussie… Et vous épouseriez la fille d’un cateran highlander ! Davie, mon cher, il nous faudra en faire l’essai, ne fût-ce que pour voir les petits qui en sortiront. Et maintenant, poursuivit-elle, il n’y a aucune utilité à ce que vous vous attardiez ici, car la jeune fille n’est pas à la maison, et je crains bien que la vieille ne soit pas la compagnie qu’il faut au fils de votre père. Outre cela, je n’ai personne que moi pour veiller à ma réputation, et je suis restée assez longtemps avec un séduisant jeune homme. Vous reviendrez un autre jour chercher vos six pence, me cria-t-elle de loin comme je me retirais.

Mon escarmouche avec cette déconcertante dame rendit à mon esprit une hardiesse qui lui eût autrement fait défaut. Depuis deux jours l’image de Catriona s’était mêlée à toutes mes pensées ; elle constituait leur arrière-plan, de sorte que je ne pouvais rester seul avec moi-même sans qu’elle surgît dans un recoin de mon âme. Mais à cette heure elle devint tout à fait proche : je croyais la toucher, elle que je n’avais touchée qu’une fois ; je me laissais aller vers elle en un attendrissement bienheureux. À envisager le monde qui m’entourait, il m’apparaissait comme un désert effrayant, où les hommes s’avancent tels des soldats en marche, observant leur devoir comme ils peuvent, et pour offrir à ma vie quelque joie je ne voyais que Catriona. Je m’émerveillais de pouvoir m’appesantir sur de telles considérations en cette heure où le danger me guettait avec le déshonneur ; et j’avais honte en considérant ma jeunesse. Il me restait mes études à compléter ; il me restait à choisir une occupation utile ; il me restait encore à prendre ma part du travail en un monde où tous doivent travailler ; il me restait encore à apprendre, et à savoir, et à me prouver à moi-même que j’étais un homme ; et j’avais assez de raison pour rougir de me voir prématurément tenté par ces joies et ces devoirs ultérieurs et sacrés. Toute mon éducation s’insurgeait en moi contre ces velléités ; car je n’avais pas été nourri de fadaises, mais du pain dur de la vérité. Je savais qu’on n’a pas le droit de prétendre à faire un mari, quand on n’est pas aussi préparé à devenir un père ; et jouer au père était pour un gamin comme moi une simple dérision.

J’étais plongé dans ces pensées et arrivé presque à mi-chemin de la ville lorsque je vis s’avancer vers moi une silhouette qui augmenta le trouble de mon cœur. J’avais, me semblait-il, un nombre infini de choses à lui dire, mais je ne savais par où commencer ; et me souvenant à quel point l’autre matin j’avais eu la langue liée chez Prestongrange, je me persuadai que j’allais rester muet. Mais à son approche mes craintes s’envolèrent ; le souvenir même de ce que je venais de penser à part moi ne me troubla point ; et je pus causer avec elle aussi aisément et raisonnablement que je l’aurais fait avec Alan.

– Oh ! s’écria-t-elle, vous êtes allé chercher vos six pence : les avez-vous eus ?

Je lui répondis que je ne les avais pas eus, mais que puisque je l’avais rencontrée, ma course ne serait pas vaine.

– Il est vrai que je vous ai déjà vue ce matin, ajoutai-je ; et je lui expliquai où et comment.

– Moi, je ne vous ai pas vu, dit-elle. J’ai beau avoir de grands yeux, il y en a de meilleurs pour voir de loin. Mais j’ai entendu chanter dans la maison.

– C’était miss Grant, répliquai-je, l’aînée et la plus jolie.

– On dit qu’elles sont toutes belles.

– Elles pensent la même chose de vous, miss Drummond, et elles se pressaient toutes à la fenêtre pour vous contempler.

– C’est un malheur que je sois tellement aveugle, reprit-elle, sinon je les aurais vues aussi. Et vous étiez dans la maison ? Vous avez dû bien vous amuser avec la belle musique et les jolies demoiselles.

– Voilà justement où est votre erreur ; car j’étais aussi peu à mon aise qu’un poisson de mer sur la cime d’une montagne. À vrai dire, je suis mieux fait pour me trouver avec des hommes farouches qu’avec de jolies demoiselles.

– Eh bien, moi aussi, je finirais volontiers par le croire ! lança-t-elle ; et sa réflexion nous fit rire tous les deux.

– Mais voici une chose singulière, repris-je. Je n’ai pas du tout peur de vous, et cependant je me serais volontiers enfui loin des misses Grant. Et j’ai eu peur aussi de votre cousine.

– Oh ! tous les hommes ont peur d’elle, je crois, s’exclama-t-elle. Mon père lui-même en a peur.

Au nom de son père je restai interdit. Je la regardai marcher à mon côté ; je me rappelai l’individu, le peu que je savais de lui et tout ce que j’en devinais ; et les comparant tous deux l’un avec l’autre, mon silence m’apparut comme une trahison.

– À propos, dis-je, j’ai rencontré votre père pas plus tard que ce matin.

– Vraiment ? s’écria-t-elle d’un ton joyeux qui me sembla une raillerie personnelle. Vous avez vu James More ? Vous lui avez parlé, en ce cas ?

– Oui, je lui ai même parlé, répondis-je.

Les choses prirent alors pour moi la plus mauvaise tournure qu’il était humainement possible. Elle me jeta un regard de pure reconnaissance.

– Ah ! que je vous en remercie ! fit-elle.

– Vous me remerciez pour bien peu, répliquai-je, et puis je m’arrêtai, mais la contrainte que je m’imposais était trop grande : il me fallut me soulager un peu.

– Je lui ai parlé assez mal, repris-je, car il ne m’a guère plu ; je lui ai parlé assez mal, et il s’est mis en colère.

– Vous avez été bien mal inspiré ; et vous l’êtes encore plus de le raconter à sa fille ! s’écria-t-elle. Mais ceux-là qui ne l’aiment ni ne le choient, je refuse de les connaître.

– Je prendrai la liberté d’ajouter un mot, dis-je, commençant à trembler. Peut-être votre père et moi ne sommes de la meilleure humeur chez Prestongrange. Nous y avons tous les deux, je crois, des affaires inquiétantes, car c’est une maison dangereuse. J’avais pitié de lui d’ailleurs, et je lui ai parlé le premier, s’il est vrai que j’aurais pu m’exprimer plus sagement. Et à ce propos m’est avis que vous verrez bientôt ses affaires s’arranger.

– Ce ne sera toujours pas grâce à vos bons soins, je pense, répliqua-t-elle ; et il vous est fort obligé pour votre pitié.

– Miss Drummond, m’écriai-je, je suis seul au monde…

– Et cela ne m’étonne pas, dit-elle.

– Ah, laissez-moi parler ! repris-je. Je ne veux plus que parler une fois, et puis je vous laisserai, si vous le voulez, pour toujours. Je suis venu aujourd’hui dans l’espoir d’entendre un mot aimable dont j’ai un besoin cruel. Ce que j’ai dit devait vous offenser, je m’en rends compte, et je le savais en le disant. Il m’eût été facile de dire des douceurs, comme de vous mentir ; ne comprenez-vous pas quelle envie j’ai eue de le faire ? Ne voyez-vous pas éclater la confiance de mon cœur ?

– Je pense que vous venez de faire beaucoup de besogne, monsieur Balfour. Je pense que notre rencontre sera unique, et que nous saurons nous séparer en gens comme il faut.

– Oh, que j’aie au moins quelqu’un pour croire en moi ! suppliai-je, je n’y puis plus tenir autrement. Le monde entier est ligué contre moi. Comment vais-je affronter mon horrible destin ? Si je n’ai personne pour croire en moi, cela m’est impossible. Non, je ne saurai pas, et cet homme n’a plus qu’à mourir.

Elle marchait toujours, en regardant droit devant elle et le nez au vent ; mais à mes paroles, ou à l’accent dont je les prononçai, elle fit halte.

– Qu’est-ce que vous dites ? demanda-t-elle. De quoi parlez-vous ?

– C’est mon témoignage qui peut sauver la vie d’un innocent, dis-je, et ce témoignage on ne me laissera pas le donner. Vous-même, que feriez-vous ? Vous comprenez ce que cela signifie, vous dont le père est en danger. Abandonneriez-vous cette pauvre créature ? Ils ont tout essayé sur moi. Ils ont voulu m’acheter ; ils m’ont offert monts et merveilles. Et aujourd’hui ce limier m’a dit où j’en étais, et jusqu’où il irait pour m’égorger et me déshonorer. Je vais avoir participé au meurtre ; je vais avoir retenu Glenure à causer pour de l’argent et de vieux habits ; je vais être tué et avili. Si c’est de la sorte que je dois tomber, encore à la fleur de l’âge – si c’est là l’histoire qu’on va raconter de moi dans toute l’Écosse – si vous allez le croire vous aussi et que mon nom passe en proverbe – Catriona, comment le supporterai-je ? Ce n’est pas possible ; c’est au-delà des forces humaines.

Je lâchais mes mots en tourbillon, l’un poussant l’autre, et quand je me tus je vis qu’elle me considérait d’un air bouleversé.

– Glenure ! Il s’agit du meurtre d’Appin ! fit-elle, à voix basse, mais avec une surprise extrême.

J’étais retourné sur mes pas afin de l’accompagner, et nous étions arrivés alors presque au haut de la lande qui domine le village de Dean. À ces mots, tout hors de moi, je me plaçai devant elle.

– Pour l’amour de Dieu, m’écriai-je, pour l’amour de Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Et je portai mes poings à mes tempes. Qu’est-ce qui m’a poussé ? Il faut que je sois ensorcelé pour dire ces choses !

– Au nom du ciel, qu’avez-vous donc ? s’écria-t-elle.

– J’ai donné ma parole, me lamentai-je, j’ai donné ma parole, et voilà que je l’ai violée. Ô Catriona !

– Dites-moi donc de quoi il s’agit, reprit-elle ; est-ce de ces choses que vous n’auriez pas dû dire ? Et croyez-vous que je n’aie pas d’honneur ? ou que je sois capable de trahir un ami ? Tenez, je lève la main droite, et je vous fais serment.

– Ah ! j’étais sûr de votre loyauté ! m’exclamai-je. Mais moi – moi que voici ! Moi qui ce matin encore les affrontais et les bravais, moi qui m’exposais à mourir sur l’échafaud plutôt que de commettre le mal – voilà qu’au bout de quelques heures il me suffit d’un simple bavardage pour jeter mon honneur au vent. « Une chose ressort clairement de notre conversation, m’a-t-il dit, c’est que je peux me fier à votre parole. » Où est ma parole à présent ? Qui me croira désormais ? Vous-même ne le pourriez plus. Je suis déchu sans remède ; je n’ai plus qu’à mourir !

Je débitai toute cette tirade d’une voix mouillée de pleurs mais ces pleurs n’étaient pas sincères. Elle reprit :

– Votre désolation me navre, mais la vérité vous êtes trop naïf. Moi, j’irais ne plus vous croire, dites-vous ? Ma confiance en vous est absolue. Quant à ces hommes, je ne veux pas penser à eux ! Des hommes qui s’efforcent de vous prendre au piège et de vous perdre ! Fi ! ce n’est pas le moment de s’humilier. Relevez plutôt la tête ! Ne songez-vous pas que je vais au contraire vous admirer comme un grand héros du Bien – vous, un garçon à peine plus âgé que moi ! Et parce que vous avez dit un mot de trop à l’oreille d’une amie qui mourrait plutôt que de vous trahir – il n’y a certes pas de quoi en faire une telle affaire ! C’est une chose que nous devons oublier tous les deux.

– Catriona, fis-je, en la regardant avec inquiétude, est-ce vrai ? Auriez-vous encore confiance en moi ?

– N’en croirez-vous pas les larmes de mes yeux ? s’écria-t-elle. Je pense de vous tout le bien du monde, monsieur David Balfour. Ils peuvent vous pendre ; je ne vous oublierai jamais, j’aurai beau vieillir, je me souviendrai toujours de vous. J’estime qu’il est noble de mourir ainsi ; je vous envierai votre gibet.

– Et qui sait après tout si je ne suis pas comme un enfant qui a peur des fantômes, repris-je. Peut-être se sont-ils simplement moqués de moi.

– C’est ce que je veux savoir, dit-elle. Je dois tout entendre. Puisque le mal est fait de toute façon, je dois tout entendre.

Je m’étais assis au bord de la route ; elle prit place à mon côté, et je lui exposai toute l’affaire, à peu près comme je l’ai écrite, ne supprimant rien autre que mes réflexions au sujet de la conduite de son père.

– Allons, dit-elle quand j’eus fini, vous êtes un héros, c’est certain, et je n’aurais jamais cru cela ! Et je vois aussi que vous êtes en danger. Oh ! Simon Fraser ! Quand je pense à cet homme ! Pour obtenir la vie et ce sale argent, trafiquer d’une telle manigance ! Et elle s’interrompit pour lancer un mot bizarre qui lui était familier, et qui appartient, je pense, à son vocabulaire personnel : Quelle torture ! fit-elle, voyez le soleil !

En effet, il allait disparaître derrière les montagnes.

Elle me pria de revenir bientôt, me donna la main, et me laissa dans un tourbillon de pensées heureuses. Je tardai à regagner mon logis, car je redoutais d’y être immédiatement arrêté. Je fis un léger souper dans une taverne, et passai la plus grande partie de la nuit à errer solitaire parmi les champs d’orge. L’image de Catriona m’obsédait si fort que je me figurais la porter dans mes bras.

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