Tandis que le réalisme s’implantait péniblement en France, il avait déjà conquis deux grandes littératures, en Angleterre et en Russie. Là, le sol était préparé pour le recevoir, et tout favorisait sa croissance. Nous et tous nos frères de race, nous avons hérité de nos maîtres latins le génie de l’absolu ; les races du Nord, slaves ou anglo-germaines, ont le génie du relatif ; qu’il s’agisse des croyances religieuses, des principes du droit ou des procédés littéraires, cette profonde division de la famille européenne éclate tout le long de l’histoire. Contrairement à notre esprit, net et clair, toujours porté à restreindre son champ d’études, l’esprit de ces peuples est large et trouble, parce qu’il voit beaucoup de choses en même temps. Il ne possède pas notre éducation classique, qui nous permet d’isoler un fait, un caractère, et dans ce caractère une passion, de suppléer par mille conventions à tout ce qu’on ne nous montre pas ; il estime que les représentations du monde doivent être complexes et contradictoires comme ce monde lui-même ; il souffre dans sa bonne foi quand on lui cèle quelque partie de cet ensemble, où tout se tient dans une étroite dépendance. Voyez à quelles exigences différentes répondent les compositions dramatiques ; dans les nôtres, une figure centrale, quelques rares figures secondaires, une action rigoureusement délimitée, le Cid, Phèdre, Zaïre ; chez les tragiques anglais ou allemands, une multitude tumultueuse qui se précipite au travers d’événements successifs et, si l’on peut dire, un morceau de la vie générale, détaché sans apprêts, sans mutilations : Henri VI, Richard III, Wallenstein. De même pour les compositions romanesques ; les lecteurs patients de ces pays ne craignent pas un roman touffu, philosophique, bourré d’idées, qui fait travailler leur intelligence autant qu’un livre de science pure.
Toutefois, la distinction capitale entre notre réalisme et celui des gens du Nord doit être cherchée ailleurs ; nous la trouverons dans la source d’inspiration morale bien plus encore que dans les divergences d’esthétique. Sur ce point, tous les critiques sont d’accord.
M. Taine dit de Stendhal et de Balzac, en les comparant à Dickens : « Ils aiment l’art plus que les hommes... ils n’écrivent pas par sympathie pour les misérables, mais par amour du beau. » — Tout est là, et cette distinction devient plus évidente, à mesure qu’on la poursuit entre nos réalistes actuels et les continuateurs de Dickens ou les réalistes russes. M. Montégut la creuse davantage, dans ses études sur George Eliot ; il rappelle et résume des travaux antérieurs dans une phrase à laquelle je souscris pleinement : « À cette origine religieuse j’attribuais l’esprit moral qui n’a cessé de distinguer le roman anglais, même dans ses productions les plus hardies ou les plus cyniques, et j’avançais que le réalisme, parfaitement acceptable lorsqu’il est fécondé par cet élément, ne pouvait, s’il en était privé, produire que des œuvres inférieures, puériles et immorales : je n’ai pas varié d’avis à cet égard. » — Toujours à propos d’Eliot, M. Brunetière dit à son tour : « S’il est vrai, comme je crois l’avoir montré, que l’observation en quelque sorte hostile, ironique, railleuse tout au moins, de nos naturalistes français ne pénètre guère au delà de l’écorce des choses, tandis qu’inversement il n’est guère de repli caché de l’âme humaine que le naturalisme anglais n’ait atteint, ne prenez ni le temps ni la peine d’en aller chercher la cause ailleurs ; elle est là. En effet, la sympathie, non pas cette sympathie banale qui fait larmoyer le richard de l’épigramme sur le pauvre Holopherne, mais cette sympathie de l’intelligence éclairée par l’amour, qui descend doucement et se met sans faste à la portée de ceux qu’elle veut comprendre : tel est, tel a toujours été, tel sera toujours l’instrument de l’analyse psychologique. »
J’ai tenu à citer ces opinions, parce qu’elles peuvent s’appliquer au réalisme russe avec la même précision qu’au réalisme anglais.
Je ne m’étendrai pas sur ce dernier. MM. Taine, Montégut et Schérer, pour ne parler que de ceux-là, ont épuisé le sujet en France. L’Angleterre garde l’honneur d’avoir inauguré et porté à son plus haut point de perfection la forme d’art qui correspond aux besoins nouveaux des esprits dans toute l’Europe. Le réalisme, procédant de Richardson, a marqué là ses plus glorieuses étapes avec Dickens, Thackeray et George Eliot. À l’heure où Flaubert entraînait chez nous la doctrine dans la chute de son intelligence, Eliot lui donnait une sérénité et une grandeur que nul n’a égalées. Malgré mon goût décidé pour Tourguénef et pour Tolstoï, je leur préfère peut-être cette enchanteresse de Mary Evans ; si on lit encore dans cent ans les romans du passé, je crois bien que l’admiration de nos neveux hésitera entre ces trois noms.
Sans doute, il faut concéder aux Anglais la lenteur de leur mise en train ; comme la vie, le réalisme exige de nous un tribut de patience pour nous donner du plaisir ; en le pressant sur cet article, on fausse tous ses ressorts. Il faut se résigner à voir tout un volume rempli par l’éducation de deux enfants, dans la Famille Tulliver, pour comprendre plus tard l’adorable petite âme de Maggie. En lisant ces ouvrages limpides, où rien ne fait mesurer l’espace parcouru, il semble qu’on descende insensiblement dans une eau profonde ; elle n’a rien de particulier, elle est pareille à toutes les eaux ; soudain, je ne sais quel frisson vous avertit que c’est l’eau de l’Océan et que vous y êtes abîmé. Prenez Adam Bede ou Silas Marner ; on lit des pages, des pages, ce sont des mots simples pour peindre des faits encore plus simples ; vous les auriez écrits, et moi aussi. — Qu’ai-je à faire de ces choses et de ces gens ? se dit-on. Et tout à coup, sans motif, sans événement tragique, par la seule pression de cette grandeur invisible qui s’accumule depuis une heure, une larme tombe sur le livre ; pourquoi, je défie le plus subtil de le dire ; c’est que c’est beau comme si Dieu parlait, voilà tout.
C’est beau comme la Bible ; la visite de Dinah chez Lisbeth et vingt autres passages semblent écrits de la même main que le Livre de Ruth. On sent là combien cette Angleterre est pénétrée jusqu’aux moelles par sa Bible. Et chez George Eliot, c’est bien influence de race, d’atmosphère et d’éducation. Ses opinions sont des moins conformistes, on le sait ; elle a rejeté pour son compte la vieille foi ; n’importe, elle l’a dans le sang, « cette monade religieuse première, déposée dans les âmes anglaises par le protestantisme, à laquelle il faut attribuer la supériorité du roman anglais sur les nôtres ». Nous retrouverons le même phénomène chez les auteurs russes ; détachés personnellement du dogme chrétien, ils en gardent la forte trempe, cloches du temple qui sonnent toujours les choses divines, alors même qu’on les affecte à des usages profanes. La doctrine momentanée de l’écrivain n’a parfois que peu d’effet sur son œuvre ; ce qui compte le plus chez lui, ce qui manque surtout aux nôtres, c’est la longue préparation inconsciente dans un milieu sain, c’est la qualité religieuse du cœur. Quelles que soient les croyances auxquelles s’arrêtera Mary Evans, elle pourra toujours s’attribuer ces paroles de la méthodiste Dinah Morris, où elle a concentré l’essence de sa pensée : « Il me semble qu’il n’y a point place dans mon âme pour des inquiétudes sur moi-même, tant il a plu à Dieu de remplir abondamment mon cœur de compassion pour les souffrances des pauvres gens qui lui appartiennent. »
Ainsi pensent et pourraient parler plusieurs de ces Russes qui disputent maintenant aux Anglais la primauté dans le roman réaliste. Leur arrivée sur la grande scène littéraire a été soudaine et imprévue. Jusqu’à ces dernières années, on remettait à quelques orientalistes le soin de vérifier les écritures de ces Sarmates. On soupçonnait bien qu’une littérature pouvait exister chez eux, comme en Perse ou en Arabie ; elle inspirait une confiance médiocre. Mérimée avait reconnu le premier cette contrée peu fréquentée, il y avait signalé des écrivains de talent et des œuvres originales. Tourguénef était venu chez nous comme un missionnaire du génie russe ; il prouvait, par son exemple, la haute valeur artistique de ce génie ; le public d’Occident demeurait sceptique. Nos opinions sur la Russie étaient déterminées par une de ces formules faciles qu’on affectionne en France et sous lesquelles on écrase un pays comme un individu : « Nation pourrie avant d’être mûre », disions-nous, et cela répondait à tout. Les Russes ne pouvaient guère nous en vouloir : on verra que certains, et des plus considérables, ont porté contre eux-mêmes cette sentence. Gardons-nous des jugements sommaires. Sait-on bien que Mirabeau s’exprimait sur la monarchie prussienne en termes identiques ? Il écrivait dans son Histoire secrète : « Pourriture avant maturité, j’ai grand’peur que ce ne soit la devise de la puissance prussienne. » — La suite a prouvé que cette peur était bien mal placée. De même J. J. Rousseau, parlant de la Russie dans le Contrat social, n’avait pas manqué l’occasion d’émettre un paradoxe : « L’empire de Russie voudra subjuguer l’Europe et sera subjugué lui-même. Les Tartares, ses sujets ou ses voisins, deviendront ses maîtres et les nôtres ; cette révolution me paraît infaillible. » — Ségur, mieux informé par son expérience personnelle, disait avec plus de justesse : « Les Russes sont encore ce qu’on les fait ; plus libres un jour, ils seront eux-mêmes. »
Ce jour, qui tarde à venir sous d’autres rapports, est venu du moins pour la littérature, bien avant que l’Europe daignât s’en apercevoir. Vers 1840, une école qui s’intitulait elle-même l’école naturelle, — ou naturaliste, le mot russe peut aussi bien se traduire des deux façons, — a absorbé toutes les forces littéraires du pays. Elle s’est vouée au roman et a produit aussitôt des œuvres remarquables. Cette école rappelait celle d’Angleterre et devait beaucoup à Dickens, fort peu à Balzac, dont la renommée n’était pas encore assise au dehors ; elle devançait notre réalisme, tel que Flaubert allait le fixer plus tard. Quelques-uns de ces Russes atteignaient du premier coup les conceptions désolées et les grossièretés d’expression auxquelles nous sommes venus tout récemment, à force de labeur ; si c’est là un mérite, il importait de leur en restituer la priorité. Mais d’autres écrivains dégageaient le réalisme de ces excès, et, comme les Anglais, ils lui communiquaient une beauté supérieure, due à la même inspiration morale : la compassion, filtrée de tout élément impur et sublimée par l’esprit évangélique.
Ils n’ont pas la solidité intellectuelle et la force virile des Anglo-Saxons, de cette race de granit toujours sûre d’elle-même, qui se maîtrise comme elle maîtrise l’Océan. L’âme flottante des Russes dérive à travers toutes les philosophies et toutes les erreurs ; elle fait ses stations dans le nihilisme et le pessimisme ; un lecteur superficiel pourrait parfois confondre Tolstoï et Flaubert. Mais ce nihilisme n’est jamais accepté sans révolte, cette âme n’est jamais impénitente, on l’entend gémir et chercher : elle se reprend finalement et se rachète par la charité ; charité plus ou moins active chez Tourguénef et Tolstoï, effrénée chez Dostoïevsky jusqu’à devenir une passion douloureuse. Ils branlent au vent de toutes les doctrines qu’on leur apporte du dehors, sceptiques, fatalistes, positivistes ; mais à leur insu, dans les fibres les plus intimes de leur cœur, ils demeurent toujours ces chrétiens dont une voix éloquente disait naguère : « Ils n’ont pas cessé de compatir à ce pleur universel dont les hommes et les choses, tributaires du temps, alimentent le flot intarissable.» — En parcourant leurs livres les plus étranges, on devine dans le voisinage un livre régulateur vers lequel tous les autres gravitent ; c’est le vénérable volume qu’on voit à la place d’honneur, dans la Bibliothèque impériale de Pétersbourg, l’Évangile d’Ostromir de Novgorod (1056) ; au milieu des productions si récentes de la littérature nationale, ce volume symbolise leur source et leur esprit.
Après la sympathie, le trait distinctif de ces réalistes est l’intelligence des dessous, de l’entour de la vie. Ils serrent l’étude du réel de plus près qu’on ne l’a jamais fait, ils y paraissent confinés ; et néanmoins, ils méditent sur l’invisible ; par delà les choses connues qu’ils décrivent exactement, ils accordent une secrète attention aux choses inconnues qu’ils soupçonnent. Leurs personnages sont inquiets du mystère universel, et, si fort engagés qu’on les croie dans le drame du moment, ils prêtent une oreille au murmure des idées abstraites ; elles peuplent l’atmosphère profonde où respirent les créatures de Tourguénef, de Tolstoï, de Dostoïevsky. Les régions que fréquentent de préférence ces écrivains ressemblent aux terres des côtes ; on y jouit des collines, des arbres et des fleurs, mais tous les points de vue sont commandés par l’horizon mouvant de la mer, qui ajoute aux grâces du paysage le sentiment de l’illimité du monde, le témoignage toujours présent de l’infini.
Comme leur inspiration, leur pratique littéraire les rapproche des Anglais ; ils font acheter l’intérêt et l’émotion au même prix de patience. En entrant dans leurs œuvres, nous sommes désorientés par l’absence de composition et d’action apparente, lassés par l’effort d’attention et de mémoire qu’ils nous demandent. Ces esprits paresseux et réfléchis s’attardent à chaque pas, reviennent sur leur route, suscitent des visions précises dans le détail, confuses dans l’ensemble, aux contours mal arrêtés ; ils font trop large et tirent les choses de trop loin pour les habitudes de notre goût : le rapport des mots russes aux nôtres est celui du mètre au pied. Malgré tout, nous sommes séduits par ces qualités qui paraissent s’exclure, la plus naïve simplicité et la subtilité de l’analyse psychologique ; nous sommes émerveillés par une compréhension totale de l’homme intérieur que nous n’avions jamais rencontrée, par la perfection du naturel, par la vérité des sentiments et du langage chez tous les acteurs. Les romans russes étant presque toujours écrits par des gens de condition, nous y retrouvons, pour la première fois, les habitudes et le ton des meilleures compagnies, sans une seule fausse note ; mais, en quittant la Cour, ces observateurs impeccables font parler un paysan avec la même propriété, sans travestir un instant son humble pensée. Par les seules vertus du naturel et de l’émotion, le réaliste Tolstoï arrive, comme George Eliot, à faire des histoires les plus banales une épopée tranquille, saisissante pourtant ; il nous contraint de saluer en lui le plus grand évocateur de la vie qui ait peut-être paru depuis Gœthe.
Je ne veux point développer une analyse à laquelle j’aurai souvent occasion de revenir dans ce volume, à propos de chaque écrivain en particulier. En la résumant ici, mon unique dessein était de montrer les liens qui rattachent le réalisme russe au réalisme anglais, et ce par quoi ils diffèrent tous deux du nôtre ; de faire entendre comment cette forme d’art, parfois injustement décriée, a pu produire ailleurs des chefs-d’œuvre, dès qu’on la ramenait à ses véritables sources de force, un peu de lumière et de chaleur. Car la littérature opère comme tous les foyers, en vertu de la loi souveraine qui régit le monde physique et moral ; elle change en force tout ce qu’elle reçoit de lumière et de chaleur, elle donne l’une dans la mesure où elle possède les deux autres. Là où nous avons échoué, les Anglais et les Russes ont réussi, parce qu’ils appliquaient tout entier le précepte de création ; ils prenaient l’homme dans le limon, mais ils lui inspiraient le souffle de vie et ils formaient « des âmes vivantes ».
Aussi leur littérature a fait fortune, elle pénètre insensiblement le public européen. Elle répond à toutes les exigences, parce qu’elle satisfait par le fond les besoins permanents de l’âme humaine, par la forme le goût de réalisme particulier à notre époque, tel qu’il est déterminé par la pente universelle des esprits dont je parlais en commençant.
Ceci nous amène à de tristes et nécessaires réflexions. Grâce à la fréquence et à la rapidité des échanges de toute sorte, grâce à la solidarité croissante qui unifie le monde, il se crée de nos jours, au-dessus des préférences de coterie et de nationalité, un esprit européen, un fonds de culture, d’idées et d’inclinations communes à toutes les sociétés intelligentes ; comme l’habit partout uniforme, on retrouve cet esprit assez semblable et docile aux mêmes influences, à Londres, à Pétersbourg, à Rome ou à Berlin. On le retrouve même beaucoup plus loin, sur le paquebot qui sillonne le Pacifique, dans la prairie qu’un émigrant défriche, dans le comptoir qu’un négociant installe aux antipodes.
Cet esprit nous échappe ; les philosophies et les littératures de nos rivaux font lentement sa conquête. Cet esprit n’est plus le nôtre ; nous ne le communiquons pas, nous le suivons à la remorque, avec succès parfois ; mais suivre n’est plus guider. Je n’ignore pas que notre énorme production romanesque peut encore se targuer de triompher sur les grands marchés de librairie ; on l’achète par habitude et par mode, on s’amuse un instant ; mais, sauf de rares exceptions, le livre qui agit et nourrit, celui qu’on prend avec sérieux, qu’on lit dans la famille assemblée et qui façonne à la longue les intelligences, ce livre ne vient plus de Paris. Je note ici, le cœur chagrin et désirant me tromper, l’observation qui résume pour moi un long commerce avec l’étranger : les idées générales qui transforment l’Europe ne sortent plus de l’âme française. Aussi malheureuse que notre politique, dessaisie de l’empire matériel du monde, notre littérature laisse perdre par ses fautes l’empire intellectuel qui était notre patrimoine incontesté.