IV

On voudra bien croire qu’en établissant ces parallèles, je ne cherche pas le plaisir impie de diminuer mon pays. Si je croyais irrémédiable cette déchéance momentanée, je me tairais. Je parle librement, parce qu’aujourd’hui plus que jamais, je suis persuadé du contraire. Après le grand malheur, on s’est imaginé que l’esprit national allait changer tout d’un coup et que la littérature porterait témoignage de ce changement. C’était bien mal connaître l’histoire et la nature, qui agissent lentement. Qu’on se reporte à la « Muse » des années qui suivirent les secousses terribles de la Révolution ; elle continuait de languir, semblable de tout point à ce qu’elle était la veille du drame. Pour elle, le monde n’avait pas bougé. Chateaubriand n’entre en scène que six ans après la Terreur, et il demeure une exception unique ; le puissant mouvement littéraire qui permet de mesurer les bouleversements de l’intelligence française ne se déclare que vingt ans plus tard. C’est que les catastrophes n’instruisent et ne modifient guère leurs témoins déjà mûrs ; ils se retrouvent le lendemain avec leurs habitudes d’esprit, leurs préjugés et leur routine. Elles opèrent d’une façon inexplicable sur les imaginations encore tendres, sur les enfants, qui les grossissent en ouvrant devant elles ces beaux yeux étonnés où tout spectacle s’agrandit. Ces petits deviennent hommes, et l’on reconnaît en eux les enfants de la tempête.

Il en aura été ainsi pour notre époque. Depuis quinze ans, on s’est retourné sur le vieux lit où la blessure nous avait surpris ; on a vécu sur des formules usées, la littérature n’a pas varié ses recettes. À l’interroger, on pourrait croire que personne ne demande des aliments plus sains. Ce serait une erreur. Ceux-là le savent qui regardent du côté de la jeunesse. Il ne faut pas la juger sur quelques fantaisies bruyantes et bizarres. Un esprit d’inquiétude travaille cette jeunesse lettrée, elle cherche dans le monde des idées un point d’appui nouveau. Elle montre une répugnance égale pour tout ce qu’on lui sert. Les derniers soupirs de l’art idéaliste ne la touchent guère ; inattentive à ce doux bruit d’une chose qui meurt, elle se refuse aux conventions élégantes et aux fictions légères qui charmèrent encore notre génération. Mais elle n’est pas moins rebelle à la littérature matérialiste, au ras de terre. Ni musc ni fumier, de l’air, telle semble être sa devise. Sa générosité native est rebutée par le détachement égoïste et l’intolérable sécheresse du seul réalisme qu’on lui propose. Les négations brutales du positivisme ne la satisfont plus. Lui parle-t-on de la nécessité d’une rénovation religieuse dans les lettres, elle écoute avec curiosité, sans prévention et sans haine, car, à défaut de foi, elle a au plus haut degré le sens du mystère, c’est là son trait distinctif. On lui reproche son pessimisme, et on ne lui offre rien pour la guérir de ce mal ; ces pessimistes, ce sont des âmes qui rôdent autour d’une vérité.

Leur cas n’est pas nouveau, et pour deviner ce qu’il présage, on ne saurait trop relire le livre qui éclaire le mieux tout le début de notre siècle, ces admirables Mémoires de Ségur. Vous rappelez-vous comment le jeune homme dépeint son découragement et celui de ses contemporains, vers 1796 ? — « Toute croyance était ébranlée, toute direction effacée ou devenue incertaine ; et plus les âmes neuves étaient pensives et ardentes, plus elles erraient et se fatiguaient sans soutien dans ce vague infini, désert sans limites, où rien ne contenait leurs écarts, où beaucoup s’affaissant enfin, et retombant désenchantées sur elles-mêmes, n’apercevaient de certain, au travers de la poussière de tant de débris, que la mort pour borne !... Je ne vis plus qu’elle en tout et partout... Ainsi mon âme s’usait, prête à emporter tout le reste ; je languissais... » — Le pessimisme contemporain parlerait-il autrement ? On sait comment le futur général secoua le sien, un jour de brumaire, à la grille du pont Tournant, pour fournir une vaillante carrière de soldat et d’écrivain. Le nôtre est tout aussi guérissable, à la merci de l’homme ou de l’idée qui soulèveront ces jeunes gens. On se laisse volontiers abattre par ce mot fatidique : une fin de siècle. C’est un leurre. Le siècle commence toujours pour ceux qui ont vingt ans. Nous avons divisé le temps en périodes artificielles, nous les comparons au décours d’une existence humaine ; la force créatrice de la nature se soucie peu de nos calculs ; elle pousse sans relâche des générations dans le monde, elle leur confie un nouveau trésor de vie, sans regarder l’heure à notre cadran.

On taxera peut-être ces pronostics d’illusions, et l’on se demandera ce qu’ils ont à faire avec la littérature russe. Un des symptômes qui m’ont le plus frappé, c’est la passion avec laquelle la jeunesse s’est jetée sur le fruit nouveau. Pouchkine appelle quelque part les traducteurs « les chevaux de renfort de la civilisation ». On ne pouvait mieux peindre la dureté et l’utilité de leur office. Ceux qui ont tenté les premiers d’initier le public français aux livres de la Russie ne prévoyaient guère toute la suite de leur entreprise. Ils s’étaient dit que la France ne doit jamais rester en arrière d’une idée, et qu’il ne fallait pas laisser le monopole d’une étude nouvelle à l’Allemagne, où MM. Reinholdt, Zabel et Brandes poursuivent depuis quelques années des travaux considérables sur les littératures slaves. Ils ne pensaient qu’à éveiller l’émulation et la curiosité dans les cercles de lettrés. Ils ont été surpris les premiers par le succès inattendu de ces romans, si différents des nôtres et d’un abord si difficile. Pour ma part, je n’espérais point voir notre goût partagé, et quand le public a manifesté le sien, j’ai compris que, sous l’immobilité apparente de ces quinze années, il s’était fait dans l’esprit national beaucoup de changements et d’ouvertures.

Pour expliquer la fortune des Russes, on a parlé de mode et d’engouement. Ah ! que voilà un regard superficiel ! Je veux bien qu’il y ait un peu de mode, — c’est la plante parasite attachée à tout arbre qui pousse, — et de l’engouement dans quelques salons. Mais le roman russe a trouvé son vrai public dans la jeunesse studieuse de toute condition. Ce qui l’a séduite, ce n’est point la couleur locale et le ragoût d’étrangeté ; c’est l’esprit de vie qui anime ces livres, l’accent de sincérité et de sympathie. La jeunesse y a trouvé l’aliment spirituel que notre littérature d’imagination ne lui donne plus, et comme elle avait bien faim, elle y a mordu avec ravissement. Je ne parle point au hasard ; combien de lettres de jeunes gens, d’amis connus ou inconnus, je pourrais citer comme pièces justificatives !

Il est probable qu’une faveur si marquée aura deux légers inconvénients. Nous verrons traduire sans discernement tout ce qui vient de Russie, — on a déjà commencé, — et dans le tas d’assez pauvres ouvrages ; nous en serons quitte pour ne pas les lire. D’autre part, on m’assure que de jeunes « décadents », touchés surtout par les bizarreries qui déparent le talent de Dostoïevsky, prennent modèle sur ses exagérations pour renforcer leur littérature chimérique. Cela devait arriver, il faut leur laisser jeter cette gourme. Ces réserves faites, j’ai la conviction que l’influence des grands écrivains russes sera salutaire pour notre art épuisé ; elle l’aidera à reprendre du vol, à mieux observer le réel, tout en regardant plus loin, et surtout à retrouver de l’émotion. On en voit déjà percer quelque chose dans certaines œuvres romanesques d’une valeur morale toute nouvelle. J’ai peine à comprendre ceux qui s’effrayent de ces emprunts faits au dehors et semblent craindre pour l’intégrité du génie français. Ils oublient donc toute notre histoire littéraire ? Comme tout ce qui existe, la littérature est un organisme qui vit de nutrition ; elle doit s’assimiler sans cesse des éléments étrangers pour les transformer en sa propre substance. Si l’estomac est bon, l’assimilation est sans danger ; s’il est trop usé, il ne lui reste que le choix de périr par inanition ou par indigestion. Si tel était notre cas, un brouet russe de plus ou de moins ne changerait rien à notre arrêt de mort.

Quand le grand siècle commença, la littérature agonisait dans les mièvreries de l’hôtel de Rambouillet ; Corneille alla faire ses provisions en Espagne, et Molière fit de même en Italie. Nous avions alors une merveilleuse santé, et nous vécûmes deux cents ans sur notre propre fonds. D’autres besoins naquirent avec notre dix-neuvième siècle, l’épargne nationale se trouva derechef tarie ; on emprunta alors en Angleterre et en Allemagne, et la littérature, remise à flot, eut le beau renouveau que l’on sait. Voici les temps de famine et d’anémie revenus pour elle : les Russes arrivent à point ; si nous sommes encore capables de digérer, nous referons notre sang à leurs dépens. À ceux qui rougiraient de devoir quelque chose aux «barbares», rappelons que le monde intellectuel est une vaste société de secours mutuels et de charité. Il y a dans le Coran une bien belle sourate : « À quoi reconnaîtra-t-on que la fin du monde est venue ? demande le Prophète. — Ce sera le jour où une âme ne pourra plus rien pour une autre âme. » — Fasse le ciel que l’âme russe puisse beaucoup pour la nôtre !

Au moment de l’étudier dans sa littérature, cette âme de la Russie, j’ai presque uniquement parlé de nos lettres françaises, et je ne m’en excuse pas. Durant les années passées là-bas à surprendre la pensée étrangère, à écouter cette langue vague, musicale, souple vêtement d’idées nouvelles, je rêvais sans cesse à ce qu’on en pouvait rapporter pour enrichir notre pensée, notre vieille langue, faite du travail et des acquisitions des ancêtres. Ils ont mis le monde à contribution pour parer leur reine, ils savaient que pour son service tout est permis, qu’on peut rançonner les passants, armer des corsaires, écumer les mers et guetter l’épave.

Imitons-les. Certains lettrés prétendent que la pensée française n’a que faire de courir l’univers, et qu’il lui suffit de se contempler elle-même dans son miroir parisien. D’autres disent que la langue doit être désormais une voix impersonnelle, impassible, qu’on la doit travailler comme ces mosaïques de pierres dures et froides que les petits-fils de Raphaël fabriquent à Florence pour les Américains. Pauvre langue ! je croyais que les siècles l’avaient fondue au feu, coulée dans la fournaise, cloche qui enverra au monde ses puissantes volées. Pour la faire plus résistante et plus superbe, comme ils jetaient dans la cuve leurs rires, leurs colères, leurs amours, leurs désespoirs, toute leur âme, ces rudes ouvriers, Rabelais, Pascal, Saint-Simon, Mirabeau, Chateaubriand, Michelet !... Langue et pensée, chaque époque doit les refondre sans relâche ; voici qu’après des jours mauvais où elles ont fléchi, cette tâche nous revient ; travaillons-les à la façon de ce métal de Corinthe, qui sortit de la défaite et de l’incendie riche de tous les trésors du monde, de toutes les reliques de la patrie, riche de ses ruines et de ses malheurs, métal éclatant et sonore, bon pour forger des joyaux et des épées.

Paris, mai 1886

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