III

Après 1840, on cherche vainement le chœur des poëtes qui faisaient écho à la voix de Pouchkine ; ils sont dispersés, silencieux ou disparus. Batiouchkof s’est éteint dans une maison de fous. Delvig a osé se prononcer en faveur de la révolution de Juillet : la disgrâce impériale l’a frappé, et l’on en meurt, comme Racine mourait d’un regard de Louis XIV. Baratinsky se débat contre les soucis, il ne chante plus. Yazikof et Joukovsky sont stérilisés par le mysticisme où ils s’enfoncent. Lermontof a jeté les derniers cris romantiques et les plus stridents. Montée à ce paroxysme, la fièvre byronienne devait tomber ; la poésie surmenée va languir et déchoir.

En vingt-cinq ans, le romantisme a traversé les trois étapes qu’il était destiné à fournir, en Russie comme partout ailleurs. Au début, l’enfant candide et crédule apporte d’Allemagne les contes de sa nourrice : ballades, élégies sentimentales, légendes merveilleuses, douces histoires de chevaliers et d’ondines. Bientôt les orages de l’adolescence surviennent, on ajoute à la lyre des cordes personnelles et douloureuses ; c’est l’Angleterre qui les a touchées la première, la voix de son poëte va mener le concert des malédictions. Mais le désespoir tout seul n’est pas un aliment pour une littérature. Le romantisme ne pouvait guère durer sous sa forme lyrique, pas plus que ne dure une crise de passion ; sous cette forme, il avait été surtout une réaction inconsciente contre l’idéal philosophique du dix-huitième siècle. À la fin de ce siècle, des prophètes et des apôtres étaient venus, qui annonçaient aux hommes le bonheur fondé sur la raison, le règne de la vertu et de la liberté, organisé par un miracle métaphysique. Les hommes avaient cru au nouveau mythe, ils en avaient poursuivi le fantôme à travers les ruines ; comme ils ne pouvaient l’étreindre, comme leurs passions continuaient de leur déchirer le cœur et de les tenir en esclavage, malgré la grande promesse de bonheur et de liberté, ils tombèrent en mélancolie ou se révoltèrent contre la fatalité. De là le sanglot des René, des Childe-Harold, des Olympio, de toute la famille éplorée. Certes, ils n’apercevaient pas encore la source de leur mal ; seul peut-être, ce grand fou de Rolla y vit clair. Aujourd’hui même, après cent ans d’expériences qui ont crevé le mensonge, nous commençons à peine à comprendre que notre pessimisme et notre découragement proviennent de cette immense banqueroute de l’idéal philosophique.

La Russie n’avait été associée que de bien loin à nos espérances et à nos désillusions ; chez elle la désolation lyrique d’un Oniéguine, d’un Petchorine, semblait plus qu’ailleurs factice et empruntée ; on devait vite s’en déprendre. Le nouvel état d’âme avait créé une rhétorique particulière qui demandait à s’essayer sur des objets plus substantiels. Las de planer trop haut dans les espaces imaginaires, le romantisme chercha dans l’histoire un terrain plus solide où se poser. Les faiseurs d’élégies et de ballades se tournèrent vers le drame historique, vers les côtés pittoresques de la vie populaire. On recula de Byron à Shakspeare, qui apparut comme le docteur universel. Les Russes découvrirent leur moyen âge à l’heure même où nous exhumions le nôtre. Pouchkine se donna tout entier à cette résurrection du passé avec Boris Godounof et les poëmes de sa maturité. Ses disciples le suivirent dans cette voie, comme on suivait chez nous les inventeurs de Henri III, de Marion Delorme et de Notre-Dame de Paris. La parfaite simultanéité des deux mouvements exclut toute subordination de l’un à l’autre ; dans toute l’Europe, les mêmes causes produisaient les mêmes effets. Mais comme la rhétorique de la nouvelle école était aussi conventionnelle que celle des périodes classiques, elle faussa les images qu’elle évoquait. La personnalité exaspérée qui faisait le fond de l’esprit romantique ne sut pas s’effacer pour laisser parler les gens d’un autre temps et d’une autre condition ; les écrivains soufflèrent aux acteurs qu’ils mettaient en scène leurs doctrines et leurs sentiments. Ils avaient invoqué contre les vieilles règles le besoin de vérité ; ce besoin devait se retourner à leurs dépens et réagir contre leurs emportements d’imagination.

Il y avait une autre raison pour que la succession du romantisme s’ouvrît à bref délai. Le mouvement littéraire de 1830, en Russie, était purement esthétique ; confiné dans les jouissances d’art, les querelles de forme, il n’offrait aucune satisfaction aux besoins moraux et sociaux d’un pays affamé de réformes, d’idées, de solutions pour tous les problèmes qui commençaient de se poser. Le romantisme donna l’illusion d’une guerre de principes : quand on parcourt les Revues de cette époque (les journaux ne comptaient pas encore), on est d’abord assourdi par un fracas de bataille. Pouchkine joignait à tant d’autres passions celle du journalisme ; dans les organes qu’il dirigea à plusieurs reprises, le Messager de Moscou, la Gazette littéraire, la polémique est vivement menée contre les tenants de la tradition classique. Mais ce sont là des controverses bonnes pour le loisir des beaux-esprits, des dilettanti ; elles ne touchent pas aux intérêts généraux, aux soucis plus sérieux.

Pourtant les écoles philosophiques divisent et passionnent la jeunesse ; la question de l’émancipation des serfs, soulevée sous Alexandre Ier, pèse lourdement sur la conscience nationale ; bien des gens s’inquiètent de savoir enfin quelle part la Russie va prendre dans le progrès humain. De tout cela, le romantisme n’a cure ; il gémit et décrit ; il ne légifère que sur l’émancipation du style et sur la constitution du drame. Un peuple, surtout un peuple qui souffre et attend, ne se nourrit pas longtemps de rhétorique ; il laisse ce luxe aux salons et aux lettrés. Le romantisme fut un divertissement à l’usage de ces derniers ; il passa au sommet de la société russe sans jeter des racines profondes dans le sous-sol. La première voix qui allait faire entendre une parole plus virile devait sonner le glas de ce phénomène aristocratique et artificiel.

Ce fut celle de Tchaadaïef, dans la fameuse Lettre philosophique publiée en 1836. Tchaadaïef était un homme du monde, instruit, élégant, répandu, un de ces philosophes de salon, nombreux à Moscou, amis du paradoxe et de la fronde, soucieux de ne pas trop se compromettre, habiles à se rétablir. L’idée fondamentale de la Lettre, c’est que la Russie a été jusqu’alors une branche parasite de l’arbre européen, pourrie parce qu’elle a tiré sa séve de Byzance, inutile à la civilisation, étrangère à la grande formation religieuse du moyen âge occidental, puis à l’affranchissement laïque de la société moderne. Au dire de l’auteur, l’Église d’Orient est morte, sans force pour la direction de la vie nationale. — « Solitaires dans le monde, nous ne lui avons rien donné ni rien pris : nous n’avons pas ajouté une idée au trésor des idées de l’humanité, nous n’avons aidé en rien au perfectionnement de la raison humaine et nous avons vicié tout ce que cette raison nous communiquait... Nous avons dans le sang un principe hostile et réfractaire à la civilisation... Nous poussons, nous ne mûrissons pas. » — La voilà qui sort de la bouche d’un Russe, l’accusation tant de fois portée contre la Russie par ses détracteurs. Et il n’est pas seul à penser ainsi ; avant peu d’années, des échos multipliés vont lui répondre. Biélinsky dira : « Nous sommes des gens sans patrie ; pis que cela, des gens qui ont un mirage pour patrie. » Et Tourguénef prêtera à l’un de ses personnages cette amère boutade : « Nous n’avons su donner au monde que le samovar, et encore se peut-il qu’il ne soit pas de notre invention. »

Jamais on ne s’était dit à soi-même d’aussi dures vérités. Le philosophe s’abstenait de toutes critiques contre la « Russie officielle » ; mais le soufflet retombait forcément sur celle-ci. L’émoi fut vif à Moscou et ailleurs ; le Télescope, qui avait inséré la Lettre, fut supprimé, l’éditeur exilé à Vologda, le censeur destitué ; quant à l’auteur, l’arrêté rendu contre lui portait que « la Lettre n’ayant pu être écrite que par un Russe qui ne se trouvait pas dans son bon sens, Tchaadaïef serait confié aux soins d’un médecin aliéniste qui le visiterait chaque jour ». Cette étrange punition se continua pendant un mois. — Par la suite, Herzen et l’opposition libérale réclamèrent Tchaadaïef comme leur père légitime ; on força le sens de la Lettre philosophique, qui était surtout un aveu d’angoisse religieuse, pour la travestir en pamphlet politique ; on fit de l’auteur un sceptique et un révolutionnaire. Il passa pour avoir jeté le « premier cri ».

À ce même moment, on traduisait Kant, Schelling, Hegel ; une grande partie de la jeunesse allait chercher le rationalisme à ses sources, dans les universités allemandes. La génération de 1840 reçut ce baptême d’eau trouble, elle en revint transformée. À l’ivresse du sentiment, qui avait caractérisé la génération précédente, succéda l’orgie de la métaphysique ; la mode délaissa le « vague des passions » pour la « raison pure » ; ou étreignit cette nouvelle marotte avec la fureur d’engouement habituelle aux Russes ; les cheveux que les Allemands coupaient en quatre, on les recoupa en huit à Moscou. Ce fut une période de doctrinarisme transcendantal. On verra plus loin comment il fournit également des armes, pour défendre des thèses contradictoires, aux deux écoles qui naissaient à cette date et se partageaient la Russie. Un écrivain nourri des idées nouvelles, et qui va bientôt prendre la direction de l’école libérale, apparaît alors et exerce une influence prépondérante sur la littérature : c’est le critique Biélinsky.

Ses ennemis l’ont appelé « un rêveur ivre d’encre ». Ce jugement n’est pas trop sévère, si on l’inflige à l’homme politique, — Dieu ! que le mot est gros pour Biélinsky, pour la Russie de Nicolas ! — au philosophe versatile, jouet de son imagination abstraite, que nous suivrons plus tard dans ses évolutions à travers un radicalisme nuageux. Mais à ses débuts, alors qu’il appartenait encore à la « droite hégélienne » et qu’il restait sur le terrain littéraire, il a rendu de grands services. Biélinsky est peut-être le seul critique digne de ce nom dans son pays. L’esprit russe est naturellement enclin aux travaux critiques ; il y apporte rarement la méthode, l’impartialité et la largeur de vues auxquelles nos maîtres nous ont habitués. Dans toutes les « récensions », comme on dit là-bas, qui emplissent les journaux, c’est miracle de trouver un juste milieu entre le froid compte rendu, la dissertation pédante du professeur, le plaidoyer passionné de l’avocat. La faute en est peut-être à la politique ; sous couleur de discussions esthétiques, on ne raisonne et l’on ne déraisonne que d’elle ; comme elle n’a pas le droit de se montrer à visage ouvert, elle s’insinue dans les thèses littéraires et les fait aussitôt dévier.

Biélinsky, lui aussi, a donné dans ce travers ; il le corrige du moins par un vif amour des choses de l’esprit, par un grand fonds d’intelligence, d’érudition et d’équité. Ce travailleur infatigable a laissé une œuvre volumineuse, véritable encyclopédie des lettres russes ; œuvre encombrée et prolixe dans certaines de ses parties, mais riche de savoir et d’idées, informée des moindres manifestations du génie national dans le passé et dans le présent. La besogne que se partageaient chez nous, vers le même temps, un Villemain et un Sainte-Beuve, il l’a faite à lui tout seul en Russie ; il a déblayé le chaos de l’ancienne littérature et marqué, avec une rare sagacité, les tendances de la nouvelle. Le premier, cet audacieux renversa beaucoup de vieilles idoles et détruisit le fétichisme qu’on professait de confiance pour les écrivains de la période classique. Malgré son admiration pour Pouchkine, il mit le doigt sur les points faibles du romantisme, il jugea ce cadavre, encore chaud, en des termes auxquels nous aurions peu de chose à reprendre aujourd’hui. Enfin il eut vraiment la divination des besoins intellectuels de son temps ; cette « école naturelle » d’où sont sortis les grands romanciers de la Russie moderne, il l’a fondée, encouragée de ses conseils ; en lui traçant son programme aussitôt après 1840 — et ceci est capital — il a montré pour la première fois un Russe en avance sur les évolutions littéraires de l’Occident.

J’emprunte quelques lignes aux études sur les poëtes romantiques écrites en 1843 ; elles marquent les dispositions du public à cette époque, la lassitude et l’attente d’un art nouveau. J’avoue mon arrière-pensée en citant Biélinsky ; son autorité indiscutée me couvrira contre la réprobation des Russes, s’ils trouvent excessives mes réserves sur le caractère national du génie de Pouchkine.

« La tristesse, le désenchantement, l’idéal, les vierges célestes, la lune, la haine du genre humain, la jeunesse perdue, la trahison, les poignards et les poisons, — il y a beau temps que tout cela a été dit et redit mille fois, et dans les belles créations de Pouchkine, et par la foule de ses imitateurs. Maintenant, on ne vous lira même plus, si vous voulez étonner par la hardiesse de la phrase, par les sonorités éclatantes du vers, par les dithyrambes enflammés en l’honneur des jeunes filles aux yeux noirs et des orgies de jeunesse... Il est passé, le temps des enthousiasmes juvéniles ; celui de la pensée est venu. Le public est plus exigeant. À la vérité, il ne se rend pas un compte exact de ce qu’il demande, mais il ne se contente plus de ce qu’on lui offre. Il n’est pas encore arrivé à la pleine conscience de lui-même ; il est bien près d’y atteindre. Les prosopopées magnifiques et les phrases à effet ne fascinent plus personne, on n’en veut pas entendre parler. »

« Personne ne doute qu’il existe une littérature russe, mais chacun a le droit d’exiger qu’on en fasse l’inventaire de sang-froid, qu’on l’apprécie à sa valeur vraie ; chacun a le droit de sourire, quand on la compare prétentieusement aux littératures étrangères. Que nous ayons une littérature, il suffit pour s’en convaincre de savoir que Pouchkine a existé, et qu’en dehors de lui nous pouvons citer quelques noms avec orgueil. Elle a son histoire et son enchaînement logique, cela est certain : cependant nous ne devons pas oublier que cette littérature a été d’abord une fleur transplantée, qu’elle a longtemps vécu d’une vie artificielle, derrière le vitrage d’une serre. Il y a peu, très-peu de temps qu’elle a commencé de jeter des racines dans le sol russe ; qu’il est petit, jusqu’à présent, le champ où elle peut croître ! Quel rapport y a-t-il entre notre poésie contemporaine et la poésie populaire ? Non-seulement elles ne sont pas apparentées, mais elles s’ignorent l’une l’autre. Lisez une pièce de Pouchkine, je ne dis pas à un moujik, mais à un marchand de la première classe ; vous verrez ce qu’il vous en dira...  » — Biélinsky dit ailleurs : « Les contes de Pouchkine témoignent d’un effort pour imiter la poésie populaire ; il y a fait fausse route. »

Les premières Nouvelles de Gogol, qui coïncidaient avec les derniers vers de Lermontof, révélèrent au critique cet art nouveau dont il prédisait la naissance. Biélinsky déclara aussitôt que l’âge de la poésie lyrique était passé sans retour, et que le règne du roman commençait. Toute la suite a justifié cette prophétie.

Avec le grand écrivain qui a fait se dresser toute vivante la Russie, avec l’œuvre qui porte dans ses flancs toute la littérature de l’avenir, nous touchons au véritable objet de ces études ; il convient d’y appliquer une attention plus soutenue.

Dans l’esquisse rapide que j’ai conduite jusqu’à Gogol, on a vu les efforts de l’esprit russe pour se trouver lui-même, ses imitations maladroites, ses premiers succès. Longtemps il a couru après nous ; enfin il nous a rejoints ; bientôt il va nous précéder sur certaines routes. La Russie nous est apparue comme un immense miroir, capable seulement de refléter les images que nous lui envoyions, images souvent confuses et mal venues, quelquefois lumineuses et charmantes. À partir de Pouchkine, elles subissent des transformations magnifiques, si bien que nous commençons à soupçonner dans cette glace une puissance de création qui lui est propre. Mais ce phénomène nous laisse hésitants ; nous reconnaissons encore nos traits et nos gestes sur les visages étrangers que le miroir propose à notre admiration. Dorénavant il nous montrera des figures inconnues ; celles-ci ne viendront plus du dehors, elles monteront du sol natal, elles témoigneront qu’il existe une terre nourricière sous cette neige où nous n’avions vu qu’un stérile pays de mirage ; et comme l’annonçait Biélinsky, c’est le roman qui va les évoquer.

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