IV

La voilà partie sur les mornes chaussées de province, la britchka légendaire de Tchitchikof, conduite par le cocher Séliphane, tirée par les trois maigres chevaux ; elle court à travers les paysages russes, « dans le lointain perpétuellement assombri par des bois de pins d’un bleu ennuyé ». Où va-t-il, cet inquiétant personnage ? Chez tous, chez le seigneur et le petit propriétaire, chez le maître de police et le procureur, au bal du gouverneur et dans l’izba du paysan. Que cherche-t-il ? Une idée lui est venue, simple comme les idées de génie, une illumination financière que le code pénal n’a pas prévue ; si Gogol en avait beaucoup de pareilles, il eut bien tort d’écrire, il pouvait acquérir à la Bourse une gloire solide, et le reste.

Chacun sait que les paysans, les « âmes », comme on disait dans le langage courant, étaient une valeur mobilière, objet de négoce au même titre que les autres valeurs. On possédait mille âmes, on les vendait ou échangeait, on les engageait aux banques de crédit, qui prêtaient sur dépôt d’âmes. D’autre part, le fisc les imposait ; le propriétaire payait tant par tête de serf mâle et adulte. Les recensements se faisaient à de longs intervalles, durant lesquels on ne revisait jamais les listes contributives : le mouvement naturel de la population devant compenser et au delà les décès. Si une épidémie dépeuplait le village, le seigneur était en perte, continuant d’acquitter la taxe pour des bras qui ne travaillaient plus. Tchitchikof, un gueux ambitieux et malin, s’était tenu en substance ce propos : « J’irai dans tous les coins perdus de notre Russie ; je demanderai aux bonnes gens de prélever sur leur cote les âmes mortes depuis le dernier recensement ; ils seront trop heureux de me céder une propriété fictive et de se libérer d’un impôt réel ; nous ferons enregistrer mes achats en bonne et due forme, nul tribunal n’imaginera que je le requiers de légaliser une vente de morts. Quand j’aurai acquis quelques milliers de serfs, je porterai mes contrats à une banque de Pétersbourg ou de Moscou, j’emprunterai sur ces titres une forte somme, et me voilà riche, en état d’acheter des paysans de chair et d’os. »

On devine les avantages de cette donnée pour les fins de l’auteur. Elle introduit naturellement notre guide dans toutes les maisons, dans tous les groupes sociaux qu’il nous importe d’étudier. Elle fournit une pierre de touche qui décèle de prime abord l’intelligence et le caractère de chacun. L’industriel se présente chez un homme et lui pousse son étrange proposition : « Cédez-moi vos âmes mortes », sans expliquer, bien entendu, ses motifs secrets. Après le premier ahurissement, l’homme comprend plus ou moins vite ce qu’on veut de lui et agit d’instinct, selon sa nature ; les simples donnent gratis et remercient leur bienfaiteur ; les méfiants retombent vite en garde, ils épiloguent, ils essayent de pénétrer le mystère et de gagner quelque chose : les avares exigent à tout hasard un prix exorbitant ; Tchitchikof trouve plus malin que lui, des coquins le mettent dedans. Le seul cas qui ne se présente jamais, c’est un refus indigné ou une dénonciation ; le financier était fixé d’avance sur les scrupules de ses compatriotes.

La donnée convenait surtout à Gogol par la source inépuisable de comique triste qu’elle renferme. L’habile écrivain n’appuie jamais sur le fondement lugubre qui supporte sa plaisanterie ; il semble l’ignorer ; l’odieux sort tout seul des entrailles du sujet pour réagir sur nous. Je ne sais même si l’auteur et ses premiers lecteurs aperçurent toute la puissance de cette opposition. Leur sensibilité était émoussée par la longue habitude du servage, l’ensemble de transactions auquel il donnait lieu paraissait chose naturelle. À mesure que la Russie s’éloigne de ce temps, l’effet du livre grandit ; on sent mieux et plus vite l’atroce dérision de ces marchés d’âmes mortes, qui semblent prolonger les misères de l’esclavage jusque dans le repos libérateur. Ce comique macabre confine souvent à celui de Regnard dans le Légataire. On trouvera dans la seconde partie une scène identique avec celle de la comédie, le faux testament signé par une femme, grimée et costumée à la ressemblance d’une riche défunte. Voyez, dans cet ordre d’idées, la longue discussion avec dame Korobotchka : « Comment puis-je vous vendre mes morts ? Vous voulez donc les déterrer ? — Mais non, vous garderez leurs os et leurs cendres, je ne vous demande que leurs noms... » Voyez surtout l’apostrophe de Tchitchikof à ses nouveaux sujets enfermés dans sa cassette ; nous reviendrons sur ce morceau capital.

Je ne puis songer à passer en revue les types innombrables créés par Gogol : foule qui monte de tous les points de l’horizon, et dont chaque figure se grave dans notre mémoire par des traits et des gestes originaux. Une pointe de caricature accuse la silhouette, pourtant elle est réelle et vivante. La Russie se lève de ce livre comme le peuple d’une composition de Callot. Dès les premières pages, voici des exemplaires choisis avec soin, représentants des espèces les plus répandues dans le monde de province : Sobakiévitch, le frondeur universel, hargneux et mauvaise langue ; Nozdref, le viveur bruyant et vantard, toujours pris de vin, corrigeant volontiers la fortune « à cette table de jeu qui est la consolation de toute la Russie » ; la dame Korobotchka, têtue et intéressée, refusant de comprendre le troc singulier qu’on lui propose, ramenant tout à son idée fixe : vendre son miel et son lard ; bonne femme, d’ailleurs, et scrupuleuse observatrice des règles de l’hospitalité. Elle n’oublie pas de demander à son hôte s’il a l’habitude qu’on lui gratte les pieds pour l’endormir ; feu son mari ne s’endormait jamais sans cela. C’est encore Manilof, une étude de niais comme nous en rencontrons souvent chez Gogol ; il aimait à travailler dans le gris, sur des êtres neutres, comiques par leur sottise plate. N’oublions pas l’amusant Pierre Pétouch, l’homme heureux, qui répond si drôlement à ceux qui s’ennuient chez lui : « Vous mangez trop peu, voilà toute votre affaire. Essayez seulement de bien dîner. L’ennui, c’est encore une invention qu’ils ont faite dans ces derniers temps. Autrefois personne ne s’ennuyait. »

Mais le plus curieux de ces types, le plus laborieusement calculé, c’est le héros du poëme. Tchitchikof n’est pas, comme on pourrait le croire, un cousin de Robert Macaire, un vulgaire filou ; c’est un Gil Rlas sérieux et sans esprit. Ce pauvre diable est né sous une mauvaise étoile : « La vie le regarda, dès le début, d’une fenêtre chargée de neige. » Fonctionnaire chassé de quelque bureau, il exploite sa trouvaille, dont il ne paraît pas sentir l’immoralité ; au fond, il ne fait de tort à personne, il compte bien mourir dans la peau d’un honnête homme ; exact et correct en toutes choses, il est sans portée et sans énergie quand on le sort de son affaire d’âmes mortes. Le signalement physique du personnage est purement négatif ; rien en lui que d’ordinaire et d’indéterminé. « Un monsieur ni beau ni laid, pas trop gros, pas trop mince ; on ne pouvait pas dire qu’il fût vieux, mais ce n’était plus un jeune homme... « Et tout le reste à l’avenant. Gogol s’efforce d’élargir le type pour y faire rentrer une série plus nombreuse d’individus, et nous devinons bientôt l’intention de l’auteur. Tchitchikof doit avoir aussi peu de personnalité que possible, car ce n’est pas tel ou tel homme qu’on veut nous montrer en lui ; c’est une image collective, c’est le Russe, irresponsable de sa dégradation.

Comme le héros principal, la plupart des louches comparses qui l’environnent ne sont pas foncièrement mauvais ; ce sont des produits nécessaires, excusables : produits de l’histoire, des mœurs publiques, du gouvernement, de toutes les fatalités qui déforment le Russe ; car le Russe est un être excellent, corrompu par l’état social où il vit. Voilà la théorie sous-entendue dans les Âmes mortes comme dans le Reviseur ; Tourguénef la reprendra dans les Récits d’un chasseur. Chez tous les moralistes de ce temps, vous reconnaissez le sophisme fondamental de Rousseau, qui a empoisonné la raison européenne.

À la fin de la première partie, en racontant les origines de Tchitchikof, l’auteur essaye de le défendre dans un plaidoyer moitié ironique, moitié sérieux.

« Qu’il ne fut pas un héros, rempli de perfections et de vertus, c’est évident. Qu’était-il donc ? Un gredin ? Pourquoi un gredin ? Pourquoi cette sévérité à juger autrui ? Aujourd’hui, il n’y a pas de gredins chez nous ; il n’y a que des gens aimables, bien intentionnés... Le lecteur, qui est l’ami de Tchitchikof dans la vie quotidienne, qui fraternise avec lui et le trouve d’un commerce agréable, ce même lecteur va le regarder de travers, en tant que personnage d’un drame ou d’un poëme. Le sage ne s’indigne d’aucun caractère ; il les pénètre tous d’un regard attentif et les décompose en leurs éléments premiers... Les passions de l’homme sont nombreuses comme le sable de la mer, aucune d’elles ne ressemble aux autres ; nobles ou basses, toutes commencent par obéir à l’homme et finissent par prendre sur lui une domination terrible... Elles sont nées avec lui, dès la première minute de son apparition en ce monde, et il est sans force pour leur résister. Sombres ou lumineuses, elles accompliront toute leur carrière... »

De cet essai de psychologie positiviste, l’écrivain remonte par un adroit circuit aux desseins de la Providence, qui a tout ordonné pour le mieux et saura se retrouver dans ce chaos. — Je ne fais qu’indiquer la marche des idées ; il faudrait citer en entier le fragment, indispensable pour bien entendre la conception de Gogol.

Ce que j’eusse voulu montrer dans ce livre, c’est le réservoir de la littérature contemporaine, l’eau mère où sont déjà cristallisées toutes les inventions de l’avenir. Forme et fond, Gogol a tout digéré pour ses successeurs.

La forme, c’est le réalisme, instinctif dans les œuvres précédentes, conscient et doctrinal dans les Âmes mortes.

On pourrait donner pour épigraphe à la littérature contemporaine cette fine remarque de l’auteur sur « les petites choses qui ne paraissent petites que racontées dans un livre, mais qu’on trouve très-importantes dans le train de la vie réelle ». Et Gogol a conscience de la direction nouvelle qu’il imprime à l’art d’écrire ; il en formule la rhétorique dans vingt endroits, d’abord avec timidité, puis avec plus de hardiesse :

« L’auteur s’excuse d’occuper si longtemps le lecteur avec des gens de petite condition, sachant par expérience combien il répugne à la fréquentation des basses classes. » (Chant I.)

« Ingrat est le sort de l’écrivain qui ose mettre en évidence tout ce qui passe à chaque minute sous nos yeux, tout ce que ne remarquent pas ces yeux distraits : tout l’affreux et dégoûtant limon de petites misères où notre vie est empêtrée, tout le dessous de ces caractères tièdes, ordinaires, hachés menu, qui encombrent et ennuient notre route terrestre... Il ne recueillera pas les applaudissements de la foule ; le juge contemporain traitera ses créations d’inutiles et de basses, on lui assignera une place dédaignée entre les écrivains diffamateurs de l’humanité, on lui refusera tout, âme, cœur, talent. Car le juge contemporain n’admet pas que ce soient des verres également merveilleux, celui qui fait voir le soleil et celui qui révèle les mouvements des insectes invisibles ; il n’admet pas qu’il faut beaucoup de profondeur d’âme pour éclairer un tableau emprunté aux côtés méprisables de la vie, pour en faire un chef-d’œuvre. » (Chant VII.)

J’emprunte aux Lettres sur les Âmes mortes deux passages tout à fait significatifs :

« Ceux qui ont disséqué mes facultés d’écrivain n’ont pas su discerner le trait essentiel de ma nature. Ce trait n’a été aperçu que du seul Pouchkine. Il disait toujours qu’aucun auteur n’a été doué comme moi pour mettre en relief la trivialité de la vie, pour décrire toute la platitude d’un homme médiocre, pour faire apercevoir à tous les yeux les infiniment petits qui échappent à la vue. Voilà ma faculté maîtresse. — Le lecteur est révolté de la bassesse de tous mes héros ; il lui semble en fermant le livre qu’il sort d’une cave asphyxiante et revient à la lumière du jour. On m’eût pardonné si j’avais montré des scélérats pittoresques ; on ne me pardonne pas leur bassesse. L’homme russe s’est effrayé de voir son néant. » (Lettre III.)

« Mon ami, si vous voulez me rendre le plus grand service que j’attends d’un chrétien, ramassez pour moi ces trésors (les petits faits quotidiens) partout où vous les trouverez. Que vous coûterait-il d’écrire chaque soir, sous forme de journal, des notes dans ce genre : — Entendu aujourd’hui telle opinion, causé avec tel homme : il est de telle condition, de tel caractère, convenable et de bonne mine, ou bien le contraire : il tient ses mains ainsi, il se mouche ainsi ; il prise son tabac ainsi... En un mot, tout ce que votre œil perçoit, des plus grosses choses aux plus petites. » (Postface des Lettres.)

On voit que le « document humain » était inventé en Russie il y a beau temps.

Avec la forme, Gogol laisse à ses héritiers le fond commun où ils vont puiser. La plupart des types généraux sur lesquels vit le roman russe ont leur embryon dans les Âmes mortes. Voyez surtout, dans le chant VII, ce propriétaire rural, Tentetnikof. Son histoire intellectuelle nous est contée dans toutes ses phases, éducation, jeunesse, stage dans l’administration. Lassé « d’administrer sur le papier des provinces distantes de mille verstes et où il n’a jamais mis le pied », Tentetnikof revient s’établir dans sa terre, tout brûlant de grands projets, d’amour pour ses paysans, de zèle pour l’agronomie et les réformes. L’idylle s’évanouit vite ; la mésintelligence naît entre les paysans et le seigneur, qui se méconnaissent réciproquement ; ce dernier, pris de dégoût, abandonne ses beaux desseins, jette le manche après la cognée et tombe dans la torpeur finale. Toute l’activité des Russes s’est réfugiée dans l’idéal de Candide, mais ils n’ont même pas la possibilité ou la force de cultiver leur jardin. Nous reconnaîtrons cet homme, nous le reverrons partout. C’est le Lavretsky de Tourguénef, le Rézouchof et le Lévine de Tolstoï. On le creusera à l’infini, on le dessinera sous toutes ses faces, mais on ne changera rien aux cinq ou six traits générateurs de l’ébauche jetée par Gogol. Ainsi pour beaucoup d’autres, le fonctionnaire, l’officier retraité, le domestique ; quant au paysan, toutes les monographies futures ajouteront peu de chose à ce qu’a dit de lui l’écrivain qui l’a le mieux pénétré.

Fond de caractères et fond d’idées. Les grands courants qui vont féconder l’esprit russe sortent du livre initiateur. Je ne m’attacherai qu’au principal, à celui qui donne à la littérature slave sa physionomie particulière et sa haute valeur morale. Nous trouvons dans maint passage des Âmes mortes, palpitant sous le sarcasme du railleur, ce sentiment de fraternité évangélique, d’amour pour les petits et de pitié pour les souffrants, qui animera toute l’œuvre d’un Dostoïevsky. Ce n’est plus chez Gogol, comme chez quelques-uns des poëtes ses prédécesseurs, l’instinct vague de la race qui affleure ; l’écrivain a observé la vertu nationale, il l’analyse et la vante en connaissance de cause. Impossible de la mieux décrire et différencier qu’il ne fait dans une des Lettres. L’auteur de la Maison des morts ne trouvera pas de termes plus justes :

« La pitié pour la créature tombée est un trait bien russe. Rappelle-toi le touchant spectacle qu’offre notre peuple quand il assiste les déportés en route pour la Sibérie. Chacun leur apporte du sien, qui des vivres, qui de l’argent, qui la consolation d’une parole chrétienne. Aucune irritation contre le criminel ; rien non plus de cet engouement romanesque qui ferait de lui un héros ; on ne lui demande pas son autographe ou son portrait, on ne vient pas le voir par curiosité, comme cela se passe dans l’Europe civilisée. Ici, il y a quelque chose de plus ; ce n’est pas le désir de l’innocenter ou de le soustraire au pouvoir de la justice, c’est le besoin de réconforter son âme déchue, de le consoler comme on console un frère, comme le Christ nous a ordonné de nous consoler les uns les autres. » (Lettre X.)

Et, plus loin encore, qui s’égare dans un songe trop beau ? N’est-ce pas Dostoïevsky ?

« On entend déjà les sanglots de souffrance morale de toute l’humanité ; le mal gagne tous les peuples d’Europe ; ils s’agitent, les malheureux, ne sachant pas comment se soulager ; tous les remèdes, tous les secours que leur raison invente leur sont insupportables et ne procurent aucun bien. Ces gémissements vont encore augmenter, jusqu’au jour où le cœur le plus dur se brisera de pitié, où une force de compassion inconnue jusqu’ici suscitera une force d’amour également inconnue. L’homme s’enflammera pour l’humanité d’un amour plus ardent que le monde n’en vit jamais. » (Ibidem.)

Dans les Âmes mortes, le sentiment est plus contenu, presque toujours masqué ; c’est dire qu’il émeut davantage. Je crains de lasser en multipliant les exemples : je cours au plus probant, au morceau qui est à mon sens le point culminant du livre. Tout y est réuni, fantaisie éblouissante, entrain endiablé, sourd grondement de passion, et une langue à rendre jaloux Michelet, toute en mouvements imprévus, tour à tour populaire, éloquente, précise comme l’image ou fuyante comme le rêve, Je suis sans doute incompétent, mais je ne sais rien dans la langue russe qu’on puisse opposer à ces pages. J’eusse voulu les citer en entier ; elles sont intraduisibles ; chaque mot éveille et déroule une vision de mœurs trop lointaines ou une douleur d’esclave ; grâce à Dieu, nous ne connaissons pas celles-là.

Tchitchikof est de retour dans son auberge, après une fructueuse tournée d’achats. Il se frotte les mains, il danse de joie devant la précieuse cassette : puis il se met à recopier les listes d’âmes mortes qu’elle contient. — Quand il regarda de nouveau ces petits feuillets, ces moujiks, qui étaient jadis de vrais moujiks, qui travaillaient, labouraient, charriaient, qui se soûlaient et volaient leur maître, à moins qu’ils ne fussent tout simplement de bons et braves paysans, — un sentiment étrange et indéfinissable s’empara de lui. Chacune de ces fiches semblait avoir un caractère particulier, comme si elles trahissaient les caractères respectifs des moujiks. » Tel nom est suivi de la mention : « Bon menuisier ». Tel autre de celle-ci : « Intelligent, ne boit pas. « Sous un troisième on lit : « Né de père inconnu et d’une fille à mon service ; bonne conduite, pas voleur. » — Tous ces détails précis communiquaient aux paperasses quelque chose d’animé ; on eût dit que la veille encore ces gens-là étaient vivants. Tchitchikof inspecta longuement tous les noms ; un attendrissement lui vint, il s’écria en soupirant : « Y en a-t-il d’inscrits là-dessus ! dites-moi, mes petits chéris, qu’avez-vous bien pu faire dans votre temps ? comment vous êtes-vous débrouillés ? »

Et le drôle, mis en bonne humeur, s’ingénie à reconstituer la vie de ces hommes dont les noms obscurs ou baroques défilent sous ses yeux. Les divers métiers y passent, des scènes de mœurs rapides et justes, des traits touchants où l’âme résignée du paysan se révèle d’un mot. De cette cassette ; devant cet escroc, nous voyons surgir le fantôme géant du peuple russe, vivre et prendre corps le bétail dont on trafique. Endurcis par l’habitude, les mots de la langue rudoient ou caressent les pauvres serfs comme on fait pour les petits des animaux ; mais, sous le ton familier, on sent la tendresse émue de l’écrivain. Peut-être songe-t-il que trente ans auparavant, ces âmes serves et mortes étaient les héros de 1812 ; que, sans rien demander ni espérer, par un exemple unique dans l’histoire, ces esclaves ont libéré la patrie envahie, arrosé de leur sang la glèbe où on les retenait attachés.

L’acquéreur continue son inventaire ; voici des listes de serfs marrons, des fuyards qu’on lui a cédés au même taux que les morts, car ils ne valent pas plus. Où sont-ils maintenant ? L’imagination du poëte vagabonde à leurs trousses, dans les forêts où ils battent l’estrade, en Sibérie, sur les grands fleuves. « — Abakum Thyrof ! Que fais-tu, frère ? Dans quels lieux flânes-tu ? Le vent t’aurait-il porté sur le Volga ? As-tu goûté de la vie libre, enrôlé parmi les haleurs de barques ? — Ici Tchitchikof s’interrompit, pensif. À quoi pensait-il ? Au sort d’Abakum Thyrof ? Ou bien rêvait-il sur lui-même, comme rêve chaque Russe, quels que soient son âge, son rang et sa fortune, quand il évoque l’image de la vie d’aventures, de la folle vie au hasard ? » — Et Gogol trace le tableau de cette vie, il dit les plaisirs, les danses, les querelles furieuses des bourlakis, ce ramassis de forçats, d’outlaws et de serfs en fuite qui halent les bateaux sur le Volga. Ce tableau s’achève par une image où se concentrent toutes les misères et les aspirations du peuple dont nous venons d’entendre le bruit souterrain ; les pages précédentes sont comme ramassées dans cette dernière phrase, superbe et impossible à rendre, qui fuit au loin avec le chant de peine des aventuriers : — « C’est là que vous peinez, bourlakis ! Fraternellement, comme vous étiez tout à l’heure au plaisir et à la folie, vous êtes maintenant au travail et à la sueur, tirant votre cordeau sous votre chanson toujours la même, et comme toi, sans fin, ô Russie ! »

Ils éclatent à maintes reprises, au travers des récits réalistes, ces élans de fantaisie et de lyrisme. On a cité partout le plus célèbre, la comparaison de la Russie avec sa troïka, emportée dans l’espace, ivre de sa vitesse et de sa force. Presque toujours, c’est un patriotisme ardent qui les inspire ; il eût dû faire beaucoup pardonner au satirique.

Mais il y avait trop à pardonner. Quand la première partie des Âmes mortes parut, en 1842, ce fut un cri de stupeur chez les uns, d’indignation chez les autres. C’était donc cela, la patrie ! Une caverne de coquins, d’idiots et de misérables, sans une exception consolante ! Un mot fameux de Pouchkine avait déjà averti l’auteur. : — « Je lui lisais les premiers chapitres de mon livre. Il s’apprêtait à rire, comme il faisait toujours quand il entendait quelque chose de moi. Mais je le vis devenir soucieux, son visage s’assombrit par degrés. Quand j’eus fini, il s’écria d’une voix accablée : « Dieu ! que notre Russie est triste ! » — Chacun répéta l’exclamation du poëte. Beaucoup de lecteurs refusèrent de se reconnaître aux portraits noirs de leur ressemblance : ils accusèrent l’écrivain de les avoir vus à travers sa bile de malade, ils le traitèrent de diffamateur et de renégat. On lui objectait avec raison que, malgré les mœurs du servage et la corruption administrative, il ne manquait pas de braves cœurs et d’honnêtes gens dans l’empire de Nicolas. Le malheureux Gogol comprit qu’il avait frappé trop fort. À partir de ce moment, il multiplie les lettres publiques, les explications, les préfaces ; il conjure ses lecteurs d’attendre pour le juger la seconde partie de son poëme, le contraste de la lumière avec les ténèbres du début.

Cette partie réparatrice ne venait pas ; les douces visions se refusaient à naître sous le crayon attristé du caricaturiste. Nous le voyons assez par les fragments que nous possédons. Quelle différence de relief entre les noires mais vigoureuses créations du premier livre, et les pâles figures qu’on leur oppose dans le second ! Le prince-gouverneur, ce prince « ennemi de la fraude » qui anéantit les fonctionnaires coupables et ramène le règne de l’équité dans sa ville, l’auteur l’a ressuscité des vieux contes moraux. De même pour Mourasof, le riche et pieux industriel. Mourasof, c’est M. Madeleine des Misérables, dégonflé du grand souffle épique : un saint laïque et millionnaire, qui prêche, pardonne, influence et arrange tout. Ces deux justes ont tout au plus la vie des mornes béatifiés qu’on voit sur les anciennes fresques des couvents de Moscou. Julienne, la jeune fille qui devait venger la femme russe, assez maltraitée jusque-là, traverse la scène comme une ombre ; à peine née, elle échappe aux mains de Gogol ; il n’a jamais su créer une figure de femme attrayante, c’est la grande lacune de son œuvre.

Malgré tout, cette œuvre incomplète s’emparait des imaginations ; elle n’a cessé d’y grandir et d’y personnifier la Russie du temps jadis. Depuis quarante ans, elle fait le fond de l’esprit national ; chaque boutade est passée en proverbe, chaque personnage est grandement établi dans la société idéale que tout pays se compose avec sa littérature classique. L’étranger qui n’a pas lu les Âmes mortes est souvent arrêté dans la conversation ; il ignore les traditions de la famille et les ancêtres auxquels on se réfère à tout propos. Tchitchikof, le cocher Séliphane et leurs trois chevaux, ce sont là pour un Russe des amis aussi présents que peuvent l’être pour l’Espagnol don Quichotte, Sancho et Rossinante.

Vous les rencontrerez surtout dans les vieilles provinces, où Gogol les a perdus sans achever leur histoire. Car Tchitchikof n’est pas mort ; le prévaricateur et l’intrigant attendent toujours sa visite. Que de fois, durant les longues traites sur les routes de la steppe, en croisant dans le brouillard la britchka solitaire du marchand ou de l’officier, je me suis surpris à regarder sous le tas de fourrures, pensant que c’était lui ! Et dans l’aigre carillon des sonnettes qui riaient ou sanglotaient, — on ne sait jamais avec les sonnettes russes, — je croyais entendre l’écho du rire mystérieux, dominant le bruit de la pluie d’automne, le murmure inquiet des trembles.

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