V

Gogol revint de Rome vers 1846. Sa santé déclinait rapidement, les accès de fièvre lui rendaient tout travail difficile. Il se reprenait avec une passion désespérée à ses Âmes mortes ; sa plume, errante au gré de ses nerfs, le trahissait. Ce fut dans une des crises de son mal qu’il brûla tous ses livres et le manuscrit de la seconde partie du poëme. Les choses de la foi l’absorbèrent bientôt tout entier. Il désirait faire le pèlerinage de Terre sainte ; pour se procurer les fonds nécessaires, dit-il dans une préface, et pour solliciter les prières de ses lecteurs, il publia son dernier écrit, les Lettres à mes amis. Ce sont des épîtres de direction spirituelle, entremêlées de plaidoyers littéraires auxquels j’ai fait plusieurs emprunts. Aucun de ses ouvrages satiriques ne lui valut autant d’ennemis et d’injures que ce traité de morale religieuse.

J’aurais bien de la peine à faire comprendre l’émoi qu’il suscita et les polémiques prolongées jusqu’à nos jours ; pour y réussir, il faudrait esquisser une histoire des idées durant cette période si peu connue, la seconde moitié du règne de l’empereur Nicolas. On trouvera plus loin quelques indications sur le mouvement révolutionnaire qui emportait la plus grande partie de la jeunesse ; on verra combien tout l’éloignait des doctrines préconisées par Gogol. Le point de départ de l’écrivain était le même que celui de Tchaadaïef, dans la Lettre philosophique : la nécessité d’une vie spirituelle. Mais il prenait la thèse inverse. La Lettre philosophique avait plu par une pointe d’opposition au gouvernement et à l’Église établie ; les Lettres à mes amis exaltaient ce gouvernement et cette Église, elles déniaient toute vertu régénératrice aux panacées à la mode en Occident, au moment même où les cerveaux russes se grisaient de ces dernières. Pour mesurer l’étonnement et l’irritation qui accueillirent la profession de foi de Gogol, il faut se reporter aux excellents travaux de M. Schébalsky sur cet épisode de l’histoire littéraire. Il nous suffira de constater qu’à l’heure où un importun élevait ainsi la voix, la question religieuse n’existait pas. Pour les classes cultivées, l’Église était une institution d’État, inviolable comme les autres, ignorée en dehors des jours où l’on accomplissait ses rites par devoir d’étiquette. Ce devoir civil rempli, l’athéisme reprenait ses droits, à peu près avec les nuances qu’il offrait chez nous au dix-huitième siècle : doctrinal et insidieux chez les philosophes, déférent et discret dans la société polie. Si l’un des fonctionnaires ecclésiastiques avait interrompu sa psalmodie pour jeter l’idée religieuse dans les batailles intellectuelles, on eût trouvé cette intrusion du plus mauvais goût.

Qu’on juge maintenant du scandale. Un laïque dressait son livre comme une chaire de vérité pour gourmander l’indifférence de ses concitoyens, pour leur rappeler que l’esprit de l’Évangile devait pénétrer toute leur vie intime et leur vie sociale ; dans la lettre sur le clergé, il prenait la défense d’un corps universellement méprisé ; dans les lettres politiques, il formulait le catéchisme slavophile, il préconisait le pouvoir nécessaire du Tsar comme « un pouvoir d’amour » adoucissant la dureté de la loi ; selon lui, le « Tsar d’amour » était seul capable de guérir les souffrances exaspérées du peuple : les vaines inventions des philanthropes d’Occident s’étaient montrées impuissantes à cette fin. Le prédicateur parlait beaucoup de ce peuple, tout comme Herzen et Biélinsky, mais, au lieu de revendiquer ses droits et d’en faire un levier d’opposition, il rappelait aux classes intelligentes leur devoir étroit de tutelle et d’assistance envers le paysan ; enfin, il prodiguait les conseils aux gens de tous les états, il déclarait que, pour lui, il n’écrirait plus, parce qu’il était uniquement occupé de chercher le bien de son âme et le bien des autres. — Il insinuait, d’ailleurs, qu’il fallait admirer ses œuvres précédentes et développait longuement les raisons qu’il y avait de le faire.

On trouve de tout dans cet écrit : pas mal de fatras philosophique, aussi nuageux que celui du camp adverse ; des vérités anciennes, toujours bonnes à dire parce qu’elles sont toujours oubliées, et quelques idées nouvelles, sur lesquelles on vit aujourd’hui dans le monde slave. Comme il est d’usage, ce fut précisément pour ces dernières qu’on traita l’auteur de réactionnaire. La presse, représentée alors par les revues littéraires, se déchaîna contre l’imprudent qui remontait le courant du jour. Elle avait beau jeu. L’homme qui prêchait ainsi, sur le ton d’un Père de l’Église, c’était l’auteur comique chargé jusque-là de faire rire, le détracteur satirique de la Russie officielle, applaudi la veille par toutes les oppositions ! Gogol était vulnérable en un point ; il s’arrogeait naïvement la direction des consciences au nom de la royauté intellectuelle qu’on lui avait décernée. Ses épîtres présentent un singulier alliage, assez fréquent d’ailleurs, d’humilité chrétienne et de bouffissure littéraire.

On décréta qu’il était tombé dans le mysticisme, on l’enterra sous ce mot. Le mysticisme de Gogol est un fait acquis. L’opinion fut si bien prévenue que je crains d’étonner les Russes en demandant la révision du procès. Je relis attentivement les Lettres de l’accusé ; j’ai recueilli le témoignage de personnes qui vécurent à cette époque auprès de lui. Si les mots de notre langue ont un sens défini, Nicolas Vassiliévitch ne fut pas un mystique. Je voudrais traduire et citer les lettres sur l’aumône, sur la maladie ; on les taxerait plutôt de jansénisme, elles sont telles qu’auraient pu les rédiger un Arnauld ou un Saci. Les théories politiques et sociales répugnent aux conceptions françaises, c’est une autre question ; mais M. Aksakof et les coryphées de l’école slavophile développent aujourd’hui les mêmes thèmes avec plus d’exaltation encore ; personne en Russie ne les accuse de mysticisme. Le fait de renoncer à écrire pour se consacrer à son salut a semblé à d’autres époques tout naturel et raisonnable ; je n’ai jamais vu la qualification de mystique accolée au nom de Racine ; quant à Pascal, on ne la lui prodigue plus que dans la pharmacie de M. Homais. Tolstoï, qui a agi comme Gogol, proteste alors qu’on lui applique cette épithète ; pourtant il nous propose une théologie nouvelle ; son prédécesseur s’en tenait docilement au dogme établi. Mais peut-être les mots n’ont-ils qu’une valeur de relation et de moment ; ce qui était mystique en 1840 ne le fut pas deux siècles plus tôt et ne l’est plus après un demi-siècle.

Je laisse ces querelles obscures. On sera plus curieux d’apprendre ce que devenait le pauvre écrivain au milieu de la tempête qu’il avait soulevée. Il fit le voyage de Jérusalem, il erra quelque temps à travers ces ruines grises, paysage tentant et dangereux pour les âmes en détresse. De retour à Moscou, il fut recueilli dans des maisons amies. Le Cosaque ne pouvait parvenir à se fixer. Il ne possédait rien, donnant tout aux pauvres. Dès 1844, il avait abandonné le produit de ses œuvres à la caisse des étudiants nécessiteux. Ses hôtes le voyaient arriver avec une petite valise, bourrée d’articles de journaux, de critiques et de pamphlets dirigés contre lui ; ce bagage de gloire et d’amertume était tout son avoir. Une personne qui grandissait alors dans une des familles où il fréquentait le plus me retrace le portrait de Gogol à cette époque. C’était un petit homme, trop long de buste, marchant de travers, gauche et mal mis, assez ridicule avec sa mèche de cheveux battant sur le front et son grand nez proéminent. Il se communiquait peu, avec difficulté. Par instants, il retrouvait des éclairs de son ancienne gaieté, surtout près des enfants, qu’il aimait. Bientôt il retombait dans son hypochondrie.

Ces souvenirs concordent avec des notes écrites par Tourguénef, après sa première visite à l’auteur des Âmes mortes.« De petits yeux bruns, une pointe de malice encore dans le regard fatigué ; une physionomie de renard ; dans toute la tournure, quelque chose du répétiteur d’une école de province. » — De tout temps, Nicolas Vassiliévitch avait eu cet extérieur ingrat et cette gaucherie, avec la timidité qu’elle engendre. Cela explique peut-être pourquoi les biographes n’ont trouvé dans sa vie aucune trace du passage d’une femme ; et l’on comprend ensuite l’absence de la femme dans son œuvre.

Une légende universellement acceptée, comme celle du mysticisme, veut que Gogol soit mort halluciné, épuisé par les macérations et par les jeûnes. On m’assure de bonne source qu’il fut emporté par une complication typhoïde, survenue pendant une recrudescence de son mal. La nature de ses souffrances est imparfaitement connue, comme l’état de son esprit durant les dernières années. On avait cessé de regarder dans ce puissant cerveau, depuis longtemps vide d’images et de joies. À l’âge où d’autres commencent leur tâche, il terminait la sienne ; la rapide usure de l’homme russe avait triomphé de lui. Une fatalité mystérieuse a pesé sur tous les écrivains de sa génération. Balle ou coup d’épée, désordre nerveux ou consomption, quand ce n’est pas un accident tragique, c’est une langueur inexpliquée qui les abat aux environs des quarante ans. Cette hâtive et prodigue Russie traite ses enfants comme ses plantes ; elle les fait magnifiques, les presse de fleurir, elle ne les achève pas et les engourdit en pleine sève. D’elle, de ses fils et de leurs idées, on peut dire ce que le philosophe écrivait à une pauvre femme de génie : « Vous êtes sacrifiée d’avance, parce qu’il n’y a pas d’équilibre entre votre esprit et votre action. »

À trente-trois ans, après la publication des Âmes mortes, les facultés productrices étaient déjà ruinées chez Nicolas Vassiliévitch ; à quarante-trois, il finissait de s’éteindre, le 21 février 1852. L’incident fit peu de bruit. La faveur impériale avait oublié ce littérateur ; depuis 1848, ils portaient tous ombrage. On blâma le gouverneur de Moscou, qui avait revêtu les cordons de ses ordres et accompagné le cercueil. Tourguénef fut exilé dans ses terres en punition d’une lettre où il appelait le défunt : grand homme.

La postérité s’est chargée de ratifier ce titre. Quelle place faut-il assigner à Gogol dans le Panthéon littéraire ? Mérimée la trouvait « entre les meilleurs humoristes anglais ». Le rang me semble modeste, à moins que le critique ne fît allusion à Swift, ce qui serait honorable et juste. Je voudrais rapprocher l’écrivain russe de ses maîtres naturels et le rencontrer à mi-hauteur entre Cervantes et Le Sage. Mais il est encore trop tôt. Goûterions-nous le Don Quichotte, si les choses d’Espagne n’étaient pas entrées depuis trois siècles dans notre littérature ? Dès l’enfance, nous nous apprêtons à rire quand on nous parle d’un alguazil ou d’un alcade. Gogol nous entretient d’un monde trop nouveau. Je préviens avec loyauté le lecteur français qu’il sera rebuté par ces livres. L’abord en est pénible ; des mœurs ignorées, une armée de personnages sans lien commun, des noms d’autant plus étranges qu’ils comportent des intentions comiques. Qu’on ne s’attende pas à trouver là les séductions qui recommandent Tolstoï et Dostoïevsky. Ceux-ci nous montrent des résultats et non des origines ; ils nous touchent surtout parce qu’ils sont humains, au moins pour ce moment de l’histoire européenne ; les maladies dont ils souffrent ont débordé hors de leur pays, l’état d’âme qu’ils étudient tend à se généraliser en Occident ; sur certains points ils nous côtoient, et sur d’autres ils nous devancent. Gogol est plus loin, plus attardé, quand on ne le regarde pas avec la loupe de l’historien ; par le fond et par l’accessoire, il est exclusivement Russe. Pour le faire aimer des lettrés, il faudrait d’excellentes traductions ; c’est malheureusement le contraire qu’on nous a offert jusqu’ici. Laissons-le donc en Russie. Là, tous les plus grands entre les nouveaux venus saluent en lui le père et le maître. Ils lui doivent leur langue ; elle sera plus subtile et plus harmonieuse chez Tourguénef ; elle a plus de jet, de variété et d’énergie chez le prosateur qui l’a façonnée le premier. Quant aux idées, j’ai assez dit ce qu’il en fallait rapporter à Gogol. Il a surgi au moment où sa patrie, incertaine de ce qu’elle allait être, s’ignorait elle-même et enfantait obscurément ; ce médecin brutal l’a délivrée, il lui a montré ce qu’elle devait aimer en flétrissant ce qu’elle devait haïr. L’écrivain réaliste, au meilleur sens de ce terme, a fourni l’outil convenable à la pensée et à l’art de notre temps ; il en a vu l’emploi futur d’un regard très-clair ; il a même aperçu l’aboutissement dernier, au moins en Russie, de cette enquête exacte sur les phénomènes et sur l’homme, inaugurée par lui. Si l’on en doute, qu’on retienne cette phrase, l’une des dernières tombées de sa plume, dans la Confession d’un auteur : « J’ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l’imagination, et je suis arrivé ainsi à Celui qui est la source de la vie. »

Share on Twitter Share on Facebook