Ivan Serguiévitch assurait qu’il n’aimait pas Balzac : c’est possible : leurs deux esprits différaient du tout au tout, et l’on n’aime pas toujours son maître ; mais je crois bien que le disciple de Gogol, l’adepte de « l’école naturelle », avait par surcroît pris quelques leçons chez notre grand inventeur. Le Russe se proposa d’écrire, lui aussi, la comédie humaine de son pays ; à cette vaste tâche, il apporta moins de patience, moins d’ensemble et de méthode que le romancier français, mais plus de cœur, plus de foi, et le don du style, l’éloquence pénétrante qui manqua à l’autre. S’il est vrai, en France, qu’aucun historien ne pourra retracer la vie de nos pères sans avoir lu et relu Balzac, cela est encore plus vrai en Russie de Tourguénef ; là-bas, je le répète, l’histoire contemporaine était muette, et pour cause ; quand les historiens de l’avenir voudront faire revivre la Russie de Nicolas et des premières années d’Alexandre II, ils s’arrêteront découragés devant le vide et le silence des documents positifs ; mais un témoin les aidera à évoquer les morts, l’auteur qui sut discerner les courants d’idées naissants à cette époque de transition, incarner dans des types abstraits les états d’esprit les plus fréquents chez ses contemporains. Entre 1850 et 1860, la Russie a marché à tâtons, lasse et inquiète, comme un voyageur égaré aux dernières heures de nuit ; à l’horizon, de pâles lueurs d’aube, des bouts de route, des contours de sommets vaguement entrevus ; partout la confusion de ces heures douteuses, l’attente de l’aurore, la précipitation irréfléchie chez les uns, la fatigue et la peur chez les autres. Il fallait de bons yeux pour voir et dessiner, dans cette troupe en marche, les figures qui émergeaient de l’ombre, celles qui reculaient volontairement dans la nuit et que le jour ne trouverait plus. Tourguénef en saisit plusieurs ; parcourons rapidement la galerie, en feuilletant les romans écrits à cette époque.
Dans le premier, Roudine, l’auteur étudie un tempérament qui est de tous les temps et de tous les pays, mais qui semble avoir trouvé son climat d’élection en Russie. Ce Roudine, le héros de l’histoire, est un idéaliste éloquent, habile en paroles, incapable en action ; il se grise et grise les autres de sa faconde, il se précipite dans la vie comme un torrent d’idées généreuses et lumineuses ; mais chaque épreuve de la vie tourne contre lui, faute de caractère. Avec les meilleurs principes du monde, sans autre vice qu’une vanité naïve, il commet des actes indignes d’un galant homme ; on le croirait un cynique, à le voir vivre aux crochets de ses dupes, séduire une jeune fille, subir l’outrage d’un rival ; et pourtant, il est lui-même sa première dupe : le fond de son âme est trop honnête pour profiter jusqu’au bout des occasions offertes ; sans courage pour le bien ni pour le mal, il retombe sans cesse dans le vide et la misère, il apprend en vieillissant à reconnaître son irrémédiable impuissance ; il finit misérablement.
Les cinquante premières pages du roman sont un chef-d’œuvre d’exposition. L’auteur nous introduit dans une petite société de campagne, il marque rapidement la place et le caractère de chaque personnage ; soudain le Messie attendu arrive dans ce milieu un peu terne, et s’y installe en conquérant ; tout pâlit aux fusées de son éloquence ; seul, un vieux sceptique hargneux lui donne la réplique et représente la réalité prosaïque de la vie, dans sa lutte éternelle contre l’enthousiasme idéal. Petit à petit, le mirage se dissipe, les gens pratiques retirent leur confiance au montreur de chimères, les jeunes personnes séduites se reprennent à temps. Tous ces humbles comparses édifient patiemment leur vie au ras de terre et finissent avec de bonnes rentes, de bonnes femmes, de bons amis, tandis que le prodige, malgré toute sa supériorité intellectuelle, roule de chute en chute. La prose a triomphé de l’idéal. Pour son début, le romancier touchait au vif un des grands défauts de l’esprit russe et donnait à ses compatriotes une utile leçon ; il leur disait que les aspirations magnifiques ne suffisent pas, qu’il y faut joindre le sens pratique, l’application, le gouvernement de soi-même.
Dans Roudine, étude morale et philosophique, l’écrivain avait remué des idées et intéressé les esprits ; on se demandait s’il serait aussi habile à développer des sentiments, à émouvoir les cœurs ; le Nid de seigneurs fut sa réponse : ce sera, je crois, son meilleur titre de gloire. Ce roman n’est pas sans défauts, l’exposition est moins alerte que dans le précédent ; l’auteur s’attarde aux généalogies de ses personnages, l’intérêt se fait attendre ; mais une fois l’action engagée, elle est conduite avec un art consommé. Le Nid de seigneurs, c’est une de ces vieilles maisons provinciales où les générations se sont succédé. Dans ce milieu grandit une jeune fille qui va servir de prototype à toutes les héroïnes du roman russe ; une âme simple, honnête, sans dehors brillants, sans dons particuliers dans l’esprit, mais imprégnée d’une grâce pénétrante et armée d’une volonté de fer, cette volonté que Tourguénef refuse aux hommes, qu’il donne comme un trait commun à toutes les filles de son imagination, et qui les porte aux extrémités les plus diverses, suivant les directions où le sort les pousse. Lise a vingt ans, elle est demeurée insensible aux séductions d’un beau tchinovnik de qui sa mère est coiffée : cependant, de guerre lasse, elle va lui engager sa parole, quand survient un parent éloigné, Lavretzky. Celui-ci est marié, mais séparé depuis longtemps d’une femme indigne, qui court les aventures dans les villes d’eaux du continent ; il n’a rien d’un héros de roman, c’est un homme paisible, bon et malheureux, d’âge et d’esprit sérieux. Tous ces gens-là existent, ils ont été vus dans la vie réelle. Un attrait mystérieux rapproche Lise et Lavretzky ; au moment où ce dernier, plus expérimenté, reconnaît avec effroi le nom qu’il faut donner à leur sentiment mutuel, un article de journal lui apprend la mort de sa femme ; il est libre, et le soir même, dans le jardin de la vieille maison, l’aveu des deux cœurs s’échappe comme un fruit mûr qui tombe ; la scène est délicieuse, si naturelle et si peu banale ! Ce bonheur des deux amants dure une heure ; la nouvelle était fausse, le lendemain la femme de Lavretzky surgit à l’improviste.
On devine toutes les renverses de sentiments que comporte la situation ; ce qu’on ne peut deviner, c’est la délicatesse de main avec laquelle le romancier conduit deux âmes absolument honnêtes au travers de ce péril. Le sacrifice est accompli de part et d’autre, résolûment par la jeune fille, avec des luttes poignantes pour l’homme. Nous voici espérant la disparition de la femme gênante et méprisable : le lecteur le moins féroce supplie l’auteur de la faire mourir. Hélas ! les amateurs de dénoûments heureux doivent fermer le livre. Madame Lavretzky ne meurt pas, elle continue à vivre, et fort gaillardement ; Lise n’aura connu de l’existence qu’une promesse d’amour, apparue et disparue avec les étoiles d’une courte nuit de mai ; elle ne demandera pas sa revanche, elle reporte à Dieu son cœur blessé et s’ensevelit dans un monastère.
C’est là, dira-t-on, une vertueuse histoire pour les petites filles, dans le genre de madame Cottin. Résumé sommairement, le thème a l’air vieillot ; il faut en lire les développements pour voir avec quel art nouveau, avec quel souci de la réalité le romancier a rajeuni son sujet dans un large courant de vérité humaine. Pas la moindre fadeur sentimentale dans ce douloureux récit, pas d’éclats de passion ; une touche discrète et chaste, une émotion contenue qui va croissant et nous étreint le cœur.
— Le livre s’achève par un épilogue de quelques pages, qui est et restera l’un des modèles de la littérature russe. Huit années se sont écoulées ; Lavretzky revient, par un matin de printemps, au nid de seigneurs ; une nouvelle génération l’habite, les enfants que nous y avons laissés sont devenus à leur tour de jeunes femmes et de jeunes hommes, avec leurs sentiments et leurs intérêts nouveaux ; le revenant, à peine reconnu par eux, tombe au milieu de leurs jeux ; c’est ainsi qu’avait débuté le récit, il semble que nous en recommencions la lecture. Lavretzky s’assied sur le banc où jadis il serra, pendant une minute, la main qui égrène depuis lors le rosaire dans un cloître ; les jeunes oiseaux du vieux nid ne peuvent répondre aux questions de ce trouble-fête, ils ont oublié la disparue ; ils ont bien d’autres affaires et reprennent leur partie de barres. Tandis que la solitude et le chagrin de la vieillesse dévastent ce cœur mort, les mêmes mots reviennent peindre la même nature vivante, les joies nouvelles et toujours semblables de nouveaux enfants ; c’est le retour de la mélodie initiale dans le final d’une sonate de Chopin.
Jamais peut-être on n’avait rendu aussi sensible, par un exemple particulier, la mélancolique opposition entre la pérennité de la nature et la caducité de l’homme ; jamais points de comparaison mieux choisis ne nous avaient fait mesurer plus cruellement la chute impitoyable du temps. L’auteur nous a si bien attachés aux personnages du passé, que tous ces enfants, nouveaux venus à la fête de la vie, nous paraissent presque haïssables. J’aurais voulu citer en entier ces pages, mais séparées de ce qui les précède, elles perdent leur sens, elles ne valent que par la lente préparation de tout le récit, qui accumule seule leur puissance. En les achevant, on est tenté d’appliquer à Tourguénef ce qu’il dit ailleurs d’un de ses héros : « Il possédait le grand secret de cette musique qui est l’éloquence ; il savait, en touchant certaines cordes du cœur, faire tressaillir et résonner sourdement toutes les autres. »
Le Nid de seigneurs fixa la renommée de l’écrivain. Ce monde est chose si bizarre, que le poëte, comme le conquérant, comme la femme, gagne l’attachement des hommes en les faisant souffrir et pleurer. Toute la Russie versa des larmes sur ce livre, la triste Lise devint l’idéal de toutes les jeunes filles ; il faudrait remonter à Paul et Virginie pour trouver une œuvre romanesque ayant exercé une influence aussi souveraine sur une génération et un pays. Il semble que l’auteur lui-même continuât d’être hanté par le type puissant qu’il avait enfanté. Hélène, la victime du roman intitulé : À la veille, c’est encore l’implacable volonté féminine, la fille sérieuse, renfermée et obstinée, poussant à l’aventure dans la solitude, échappant à toutes les influences, disposant d’elle-même avec un suprême mépris de l’obstacle. Cette fois, les circonstances ont changé : l’homme aimé est libre, mais repoussé par la famille ; comme Lise allait au cloître, malgré les supplications des siens, Hélène va à son amant et se donne à lui ; elle ne soupçonne pas une minute que son acte puisse être coupable, elle le rachète d’ailleurs par la constance du dévouement tout le long d’une vie d’épreuves. Dans ces études de caractères, un trait d’observation domine, et il est saisi sur le vif du tempérament national ; l’homme est irrésolu, la femme est décidée ; c’est elle qui force la destinée, sait et fait ce qu’elle veut. Tout ce qui dans nos idées serait hardiesse et impudeur, l’auteur le raconte avec tant de simplicité et d’une plume si chaste, qu’on est tenté d’y voir uniquement la liberté d’une âme plus virile ; les filles droites et passionnées qu’il crée sont capables de tout, sauf de trembler, de trahir et de mentir.
Avec le Nid de seigneurs, Ivan Serguiévitch avait donné sa note intime, il avait épanché la source secrète, grossie de toutes les larmes refoulées dans le cœur durant la jeunesse, et qui tourmente le poëte jusqu’au jour où elle trouve une issue dans son œuvre. Il se remit à étudier le milieu social, et dans ce grand branle intellectuel qui agita la Russie vers 1860, à la veille de l’émancipation, il écrivit Pères et fils. On sait que ce livre marque une date dans l’histoire des idées. Le romancier avait eu la rare bonne fortune de discerner un état d’esprit nouveau, de le fixer dans un type inoubliable, et celle plus rare encore de baptiser cet état d’esprit du nom que tous cherchaient sans pouvoir le trouver ; c’était le bonheur de Christophe Colomb doublé de celui d’Améric Vespuce. — « Qu’est-ce que ce Bazarof ? demande un des pères, un des braves gens de la vieille génération. — Tu veux le savoir ? lui répond son jeune fils, ami et disciple du terrible étudiant en médecine. C’est un nihiliste. — Tu dis ? — Je dis : un nihiliste. — Nihiliste, répète le vieillard ; ah ! oui, cela vient du latin nihil, chez nous nitchevo, autant que je puis juger ; cela doit signifier un homme qui n’admet rien. — Dis plutôt, ajoute un autre vieux, qui ne respecte rien. — Qui considère tout du point de vue critique, reprend le jeune homme. — C’est la même chose. — Non, ce n’est pas la même chose. Le nihiliste, c’est l’homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’admet aucun principe comme article de foi, de quelque respect que soit entouré ce principe. »
Le bonhomme Kirsanof, un classique de 1820, ne remontait qu’au latin. Pour mieux comprendre, nous remontons plus haut aujourd’hui, jusqu’à la racine du mot et de la philosophie qu’il résume ; jusqu’à cette vieille souche aryenne dont les Slaves sont une des maîtresses branches. Le nihilisme, c’est le nirvâna hindou, l’abdication découragée de l’homme primitif devant la puissance de la matière et l’obscurité du monde moral ; et le nirvâna engendre nécessairement la réaction furieuse du vaincu, l’effort aveugle pour détruire cet univers qui l’écrase et le déconcerte. — Mais je ne veux pas revenir sur un sujet que j’ai touché plus haut et qui exigerait de vastes développements. Aussi bien le nihilisme, tel qu’il s’est fait lugubrement connaître à nous, n’est encore qu’à l’état d’embryon dans le fameux livre de Tourguénef.
Je voudrais seulement appeler l’attention du lecteur sur un autre mot du romancier, étonnamment juste et peut-être plus fécond en révélations que le vocable dont la fortune devait être si brillante. Comme dans tous les romans de l’auteur, c’est ici une jeune fille qui a le beau rôle de sentiment et de raison ; un jour, en discutant avec l’ami de Bazarof, un gamin naïf qui se croit nihiliste, parce qu’il répète les aphorismes de son maître, cette jeune fille lui dit tout à coup : « Tenez, votre Bazarof m’est étranger, et vous-même vous lui êtes étranger. — Pourquoi cela ? — Comment vous dire ?... C’est un animal sauvage, et, vous et moi, nous sommes des animaux apprivoisés. » Cette comparaison fait apercevoir, mieux qu’un volume de dissertations, la nuance qui sépare le nihilisme russe des maladies mentales similaires dont l’humanité a souffert, depuis les jours de l’Ecclésiaste jusqu’à nos jours. Le Bazarof, ce fils de paysans cynique, amer, qui va crachant sur toutes choses ses brèves sentences en langage tour à tour populaire et scientifique, brave d’ailleurs, incapable d’une action vile, refoulant par orgueil les instincts de son cœur, c’est au fond un sauvage subitement instruit qui nous a volé nos armes. Le héros de Tourguénef a bien des traits communs avec un Peau-Rouge de Fenimore Cooper ; seulement c’est un Peau-Rouge qui s’est grisé avec des tirades de Hegel et de Buchner au lieu d’eau de feu, qui se promène dans le monde civilisé avec un bistouri, au lieu de s’y précipiter avec un tomahawk. Quand les fils de Bazarof feront « de la propagande par le fait », ils sembleront tout pareils à nos révolutionnaires d’Occident ; regardez de près, vous retrouverez la nuance entre l’animal sauvage et l’animal apprivoisé. Nos pires révolutionnaires ne sont que des chiens furieux ; le nihiliste russe est un loup ; et l’on sait aujourd’hui que la rage du loup est plus dangereuse.
Voyez comme il se comporte dans les deux grandes épreuves où le romancier nous le montre, l’amour et la mort. Une femme belle, coquette, ennuyée, tentée par cette conquête étrange, un peu louve elle-même, comme beaucoup des héroïnes de Tourguénef, s’est mise à jouer avec le fauve ; le voilà blessé au cœur, lui, le détracteur ironique de l’idéal, lui qui n’a trouvé d’abord, pour exprimer son admiration, que ce cri de carabin : « Un riche corps, ma foi ! et qui ferait bien dans un musée d’anatomie ! » — Bazarof s’indigne contre ce sentiment, qui n’est réductible à aucune de ses deux méthodes, l’explication critique ou la négation ; puis, vaincu par la douleur, il procède à la manière du loup qui convoite une proie, il s’éloigne avec défiance, se rapproche, se hérisse, taciturne et ardent : dans ce manége, il laisse échapper les moments favorables dont un autre eût profité avec succès, et soudain, mal à propos, il s’élance d’un bond bestial sur sa proie ; la coquette lui échappe, il s’en retourne la tête basse, dévorant son orgueil meurtri, il va se ronger en silence dans la solitude. Et la mort de Bazarof ! Il s’est empoisonné le sang en étudiant le cadavre d’un typhoïde, il se sait perdu ; cette agonie sombre, muette, hautaine, c’est encore l’agonie de la bête sauvage emportant sa balle dans le hallier ; c’est la Mort du loup telle que Vigny l’a dépeinte et comprise avec son stoïcisme désolé :
Gémir, pleurer, prier est également lâche :
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
Le nihiliste renchérit sur le stoïque, il ne fait pas de tâche avant de mourir : rien ne vaut la peine de rien.
Le romancier mit tout son art à composer un personnage déplorable, mais nullement odieux. Effacez un seul trait du tableau, ce mépris de tout ce que nous vénérons, cette inhumanité, nous paraîtront intolérables ; chez l’animal apprivoisé, ce serait perversion, oubli des règles apprises ; chez l’animal sauvage, c’est instinct, révolte native ; l’auteur désarme habilement notre morale devant cette victime de la fatalité, ce cerveau envahi trop brusquement par la science comme par une apoplexie.
La sensibilité du poëte prend sa revanche avec les figures des pères, ces bonnes gens de la vieille roche qui regardent timidement bouillonner le flot nouveau et cherchent à le contenir à force de tendresse. Jamais encore Tourguénef n’avait poussé aussi loin la puissance créatrice, le don de l’observation minutieuse. Je voudrais en citer des exemples, et c’est fort difficile avec lui, car il dédaigne les morceaux de bravoure, les pages à effet ; chaque détail n’est précieux que par le concours discret prêté à l’ensemble de l’œuvre. Détachons cependant deux silhouettes épisodiques, qui passent un instant dans le récit avec une vérité saisissante. Voici une physionomie qui est bien de son pays et de son temps, un haut fonctionnaire de Saint-Pétersbourg, un futur homme d’État, venu en province pour reviser l’administration.
« Mathieu Ilitch était ce qu’on appelait alors « un jeune » ; il avait à peine dépassé la quarantaine, il visait déjà les grands postes de l’État et portait une plaque de chaque côté de la poitrine. L’une d’elles, à la vérité, était étrangère et des plus communes. Comme le gouverneur qu’il venait juger, il passait pour un progressiste, et, bien que déjà gros bonnet, il ne ressemblait pas à la plupart des gros bonnets. Il avait de soi-même une haute opinion ; sa vanité ne connaissait pas de bornes, mais il affectait une attitude simple, il vous regardait d’un air encourageant, vous écoutait avec indulgence ; il riait avec tant de bonhomie, qu’au premier abord on pouvait le prendre pour « un bon diable ». Néanmoins, dans les grandes occasions, il savait, comme on dit, jeter de la poudre aux yeux. — L’énergie est nécessaire, disait-il alors ; et il ajoutait en français : L’énergie est la première qualité de l’homme d’État. — Avec tout cela, il restait le plus souvent dans les dindons, chaque tchinovnik un peu expérimenté le menait par le nez à sa fantaisie. Mathieu Ilitch parlait avec beaucoup d’admiration de Guizot ; il s’efforçait de faire entendre à chacun qu’il n’appartenait pas à la catégorie des routiniers, des bureaucrates attardés, qu’il était attentif à toutes les manifestations considérables de la vie sociale, etc. Ce vocabulaire, il le possédait à fond. Il se tenait même au courant de la littérature contemporaine, bien qu’avec une nuance de majesté distraite : tel un homme mûr, rencontrant dans la rue une procession de gamins, se joint à elle un moment. Au fond, Mathieu Ilitch ne différait pas sensiblement des hommes d’État du règne d’Alexandre Ier, qui allaient aux soirées de Mme Swetchine et se préparaient le matin en lisant une page de Condillac ; les dehors seuls étaient autres chez lui, plus contemporains. C’était un courtisan adroit et rusé, rien de plus ; il n’entendait mot aux affaires publiques, ses vues étaient nulles, mais il savait admirablement mener ses propres affaires ; sur ce point il ne se laissait jouer par personne. N’est-ce pas là le principal ? »
Ailleurs, c’est la princesse X***, une étude de femme bien fine et bien locale :
« Elle passait pour une coquette évaporée, elle s’abandonnait avec fureur aux plaisirs de tout genre, dansant jusqu’à tomber de lassitude, riant et folâtrant avec les jeunes gens, qu’elle recevait avant dîner dans un salon à demi éclairé ; et la nuit, elle priait, pleurait, elle errait parfois jusqu’au matin dans sa chambre, cherchant vainement une place où reposer, tordant ses mains d’ennui ; ou bien elle restait assise, pâle et froide, penchée sur son psautier. Le jour venait, de nouveau elle se métamorphosait en femme du monde, elle sortait, babillait, souriait et se jetait littéralement au-devant de tout ce qui pouvait lui procurer un instant de distraction... — Même quand elle se donnait entièrement, il restait en elle quelque chose de secret et d’insaisissable que nul ne pouvait atteindre. Dieu sait ce qui nichait dans cette âme ! Il semblait qu’elle fût en puissance de forces mystérieuses, inconnues à elle-même ; ces forces jouaient avec elle à leur gré, et son esprit limité ne pouvait dominer leurs caprices. Toute sa conduite présentait une suite de contradictions ; les seules lettres qui eussent pu éveiller les justes soupçons d’un mari, elle les avait écrites à un homme qui lui était presque étranger ; l’amour y parlait d’un ton plaintif. Jamais elle ne riait ni ne plaisantait avec celui qu’elle avait choisi, elle l’écoutait en le considérant avec une sorte de stupeur ; parfois cette stupeur se changeait brusquement en terreur glacée ; son visage revêtait alors une expression morte, sauvage ; elle s’enfermait dans son appartement, et sa femme de chambre, l’oreille collée à la serrure, l’entendait sangloter sourdement. »
Tout en poursuivant ces grands travaux, Ivan Serguiévitch revenait souvent aux rapides et simples histoires qui avaient fait la fortune des Récits d’un chasseur. De ces années laborieuses datent les charmantes nouvelles d’inspiration si variée : Moumou, l’Accalmie, les Trois Rencontres, le Premier Amour, et vingt autres, légères aquarelles appendues entre les grands tableaux tout le long de la riche galerie du peintre. Ce sont des esquisses faites parfois avec un rien, un trait de mœurs paysannes, un souvenir fugitif, une vision intérieure ; l’artiste délicat excellait à ces demi-teintes, à ces touches sobres qui indiquent sans appuyer une figure, une douleur, un frisson du cœur. Je ne sais rien de plus achevé dans ce genre que les soixante pages intitulées : Assia . C’est un souvenir de la vie d’étudiant en Allemagne, un timide amour qui s’est à peine avoué à lui-même. Assia est une jeune fille russe, une enfant effarouchée, fantasque, vive comme une fauvette ; impossible d’oublier après l’avoir lu le portrait de cette étrange fille. L’étudiant la rencontre, l’aime à son insu, et tandis qu’il hésite à la prendre au sérieux, l’enfant blessée disparaît ; l’homme qui ne l’a comprise qu’après l’avoir perdue se lamente sur cette ombre évanouie. Je cite au hasard quelques lignes de ce poëme en prose, le prélude d’un sentiment qui s’ignore : les deux jeunes gens reviennent le soir d’une promenade sur les bords du Rhin :
« Je la regardais, toute baignée dans le clair rayon de soleil, calme et douce. Tout brillait joyeusement autour de nous, sous nos pieds et sur nos têtes, — le ciel, la terre, les eaux : on eût dit que l’air même était saturé de clarté.
« — Regardez, comme c’est bien ! dis-je en baissant involontairement la voix.
« — Oui, c’est bien ! répondit-elle sur le même ton, sans lever les yeux vers moi. Si nous étions des oiseaux, vous et moi, comme nous volerions, comme nous glisserions !... nous nous serions noyés dans ce bleu. Mais nous ne sommes pas des oiseaux.
« — Les ailes peuvent nous pousser, répliquai-je.
« — Comment cela ?
« — Vivez seulement, et vous le saurez. Il y a des sentiments qui nous soulèvent de terre. N’ayez pas peur, les ailes vous viendront.
» — Et vous, vous en avez eu ?
« — Comment vous dire ?... Il me semble que jusqu’à présent je n’ai pas volé.
« Assia se tut, pensive. Je me rapprochai d’elle ; soudain elle me demanda :
« — Savez-vous valser ?
« — Oui, répondis-je, assez intrigué par cette question.
« — Alors, venez, venez. Je prierai mon frère de nous jouer une valse. Nous nous figurerons que nous volons, que les ailes nous sont poussées...
« ... Je la quittai assez tard. En repassant le Rhin, à mi-distance entre les deux rives, je demandai au passeur de laisser la barque dériver au courant. Le vieillard leva les avirons, et le fleuve royal nous emporta. Je regardais autour de moi, j’écoutais, je me souvenais ; subitement, je sentis au cœur un trouble secret ; je levai les yeux au ciel ; mais le ciel même n’était pas tranquille ; tout troué d’étoiles, il se mouvait, palpitait, frissonnait. Je me penchai sur le fleuve ; là aussi, dans ces sombres et froides profondeurs, les étoiles scintillaient, tremblaient ; l’agitation de la vie m’environnait, et moi-même, je me sentais de plus en plus agité. Je m’accoudai sur le rebord de la barque ; le murmure du vent à mes oreilles, le clapotement sourd de l’eau sous le gouvernail, irritaient mes nerfs, les fraîches exhalaisons des flots ne parvenaient pas à les calmer ; un rossignol chanta sur la rive, son chant m’accabla comme un poison délicieux. Des larmes gonflaient mes paupières, et ce n’étaient pas les larmes des vagues ivresses sans cause. Ce que je ressentais, ce n’était pas cette sensation confuse, éprouvée naguère, des aspirations infinies, quand l’âme s’élargit et vibre, quand il lui semble qu’elle va tout comprendre et tout aimer... Non ! une soif de bonheur me brûlait ; je n’osais pas encore l’appeler par son nom, mais le bonheur, le bonheur jusqu’à l’anéantissement, voilà ce que je voulais, voilà ce qui m’angoissait... La barque flottait toujours, le vieux passeur s’était assis et dormait, penché sur ses rames. »