III

Dans la foule des personnages qui circulent à travers ce long récit, il y a deux figures de premier plan autour desquelles se concentre l’action, ou plutôt les actions successives du roman : le prince André Bolkonsky et le comte Pierre Bézouchof. Ces types inoubliables valent qu’on s’y arrête ; Tolstoï a reflété en eux le double aspect de son âme et de l’âme russe, toutes les pensées, les contradictions qui la tourmentent. Le prince André est le gentilhomme de race supérieure, dominant de haut la vie qu’il méprise, fier, froid, sceptique, athée même, repris pourtant aux heures solennelles par l’inquiétude des grands problèmes. C’est lui qui exprime les jugements de l’auteur sur les personnages historiques de l’époque, qui perce à jour les hommes d’État et leurs intrigues. À le voir passer dans les états-majors et les salons de Pétersbourg, avec sa correction irréprochable, son éducation cosmopolite, vous le prendriez pour un Européen authentique ; attendez.

André est reçu chez Spéransky. — On sait quelle fut l’inconcevable fortune de ce séminariste, sorte de Sieyès qui faillit doter la Russie d’une constitution et gouverna quelque temps l’Empire au nom de la raison pure, avec des syllogismes de docteur en droit canon. — « Le trait capital de l’esprit de Spéransky, celui qui frappa le prince André, c’était sa foi absolue, inébranlable, dans la force et la légitimité de la raison. Il était évident que jamais le cerveau de Spéransky n’avait donné accès à cette idée, si familière au prince André, qu’on ne peut pas formuler tout ce que l’on pense ; jamais ce doute ne lui était venu : « Tout ce que je pense, tout ce que je crois, est-ce autre chose qu’une absurdité ? » Et cette disposition d’esprit exceptionnelle de l’homme d’État le rendait particulièrement sympathique à André. » — Vous le reconnaissez à ce trait, le nihiliste qui se dérobe soudain et s’enfuit à perte de certitude dans son néant. La dernière remarque est juste ; elle explique bien l’ascendant que prit Spéransky sur son souverain et sur son pays, et, d’une façon plus générale, l’attrait qui ramène toujours ces irrésolus au tour d’esprit positif de l’Occident.

Grièvement blessé à Austerlitz, André est étendu sur le champ de bataille, les yeux attachés au ciel, « ce ciel lointain, élevé, éternel ». Je ne peux citer tout le passage, qui est d’une rare beauté ; mais écoutez le cri du moribond : — « Si je pouvais dire maintenant : Seigneur, ayez pitié de moi ! Mais à qui le dirais-je ! Ou une force indéfinie, inaccessible, à qui je ne puis m’adresser, que je ne puis même exprimer par des mots, le grand tout ou le grand rien, — ou bien ce Dieu qui est cousu là, dans cette amulette que m’a donnée Marie ?... Rien, il n’y a rien de certain, excepté le néant de tout ce que je conçois et la majesté de quelque chose d’auguste que je ne conçois pas ! »

Pierre Bézouchof est plus humain de caractère, mais son intelligence est de qualité tout aussi mystérieuse. Ce gros homme lymphatique, distrait, facile aux rougeurs et aux larmes, toujours prêt à se donner avec un fond d’émotion naïve pour tous les amours, de générosité inépuisable pour toutes les souffrances, c’est le bon seigneur russe, la machine nerveuse sans volonté, proie perpétuelle de tous les entraînements de conduite et d’idées ; et dans cette épaisse enveloppe, encore une âme subtile, mystique, de moine hindou. Un jour, Pierre a donné sa parole d’honneur à son ami André qu’il n’irait pas à une orgie de jeunes gens ; le soir venu, il hésite : « Enfin il pensa que toutes ces paroles d’honneur sont des choses conventionnelles, qui n’ont aucun sens défini, surtout si l’on se prend à songer. Peut-être que demain je mourrai, ou qu’il arrivera tel événement extraordinaire, à la suite duquel il n’y aura plus rien d’honnête ni de déshonnête. Des réflexions de ce genre, destructives de toute résolution et de tout dessein, venaient fréquemment à l’esprit de Pierre... »

Tolstoï s’est habilement servi de cette molle nature, préparée à toutes les impressions comme une plaque photographique, pour nous faire comprendre les grands courants d’idées qui traversèrent la Russie d’Alexandre Ier ; ils emportent successivement cet adepte docile, qui subit toutes leurs variations. Dans l’esprit de Bézouchof, nous voyons se développer le mouvement libéral des premières années du règne, puis le vertige maçonnique et théosophique des dernières. C’est encore Pierre qui personnifie les sentiments du peuple russe en 1812, la révolte nationale contre l’étranger, la folie sombre qui s’empara de Moscou vaincue, et d’où sortit cet incendie à jamais inexpliqué, allumé on ne sait par quelles mains. C’est le point culminant du livre, cette folie de Moscou : l’attitude impénétrable de Rostoptchine, le sacrifice de Véreschaguine à la foule, les fous et les forçats lâchés dans la cité, l’entrée des Français au Kremlin, le feu mystérieux montant dans la nuit, aperçu et commenté par les longues colonnes de fuyards qui couvrent les routes, — autant de tableaux d’une grandeur tragique, aux lignes simples, aux couleurs sobres. J’avoue tout bas que je ne vois rien de supérieur dans aucune littérature.

Le comte Pierre est resté dans la ville en flammes, il quitte son palais comme un halluciné et se mêle à la plèbe sous un habit de paysan ; il va au hasard devant lui, avec le projet vague de tuer Napoléon, d’être le martyr, la victime expiatoire de son peuple.— « Deux sentiments également violents le sollicitaient invinciblement à ce dessein. Le premier était le besoin de sacrifice et de souffrance au milieu du malheur commun, besoin sous l’empire duquel il avait naguère été, à Borodino, se jeter au plus fort de la mêlée, et qui le poussait maintenant hors de sa maison, loin du luxe et des recherches habituelles de sa vie, qui le faisait coucher sur la dure, manger le repas grossier du portier Gérasime. Le second était ce sentiment indéfinissable, exclusivement russe, de mépris pour tout ce qui est conventionnel, artificiel, humain, pour tout ce que la majorité des hommes estime le souverain bien de ce monde. Pierre avait éprouvé pour la première fois ce sentiment étrange et enivrant le jour de sa fuite, quand il avait senti soudain que la richesse, le pouvoir, la vie, tout ce que les hommes recherchent et gardent avec tant d’efforts, tout cela ne vaut rien, ou du moins ne vaut que par la volupté attachée au sacrifice volontaire de ces biens. »

Et durant des pages et des pages, l’auteur développe cet état de pensée que nous avons saisi dans ses premières notes de jeunesse, cet hymne du nirvâna, qu’on ne chante pas autrement à Ceylan ou au Thibet. Il faut bien le dire, Pierre Bézouchof est le frère aîné de ces riches, de ces savants qui un jour « iront dans le peuple », partageront de bon gré ses souffrances, porteront une bombe de dynamite sous leur cafetan comme Pierre porte un poignard sous le sien, mus par ce double besoin : prendre sa part des souffrances communes, jouir de l’anéantissement des autres et de soi-même.

Bézouchof, prisonnier des Français, rencontre parmi ses compagnons d’infortune un pauvre soldat, un paysan à l’âme obscure, à peine pensante, Platon Karataïef. Cet homme endure la misère de ces jours terribles avec l’humble résignation de la bête de somme, il regarde le comte Pierre avec un bon sourire innocent, il lui adresse quelques paroles naïves, des proverbes populaires au sens vague, empreints de résignation, de fraternité, de fatalisme surtout ; un soir qu’il ne peut plus avancer, les serre-files le fusillent sous un pin, dans la neige, et l’homme reçoit la mort avec cette même acceptation indifférente de toutes choses, comme un chien malade, disons le mot, comme une brute. — De cette rencontre date une révolution morale dans l’âme de Pierre. Ici je n’espère plus faire comprendre à mes compatriotes ; je dis ce qui est. Bézouchof, le noble, le civilisé, le savant, se met à l’école de cette créature primaire ; il a trouvé enfin son idéal de vie, son explication rationnelle du monde dans ce simple d’esprit. Il garde le souvenir et le nom de Karataïef comme un talisman ; depuis lors, il lui suffit de penser à l’humble moujik pour se sentir apaisé, heureux, disposé à tout comprendre et à tout aimer dans la création. L’évolution intellectuelle de notre philosophe est achevée, il est parvenu à l’avatar suprême, l’indifférence mystique.

Quand Tolstoï écrivait cet épisode, il y a vingt-cinq ans, avait-il le pressentiment qu’il trouverait un jour son Karataïef, qu’il traverserait la même crise et se mettrait à la même école, pour en sortir régénéré ? Nous verrons tout à l’heure comment il a prophétisé son propre cas ; constatons dès maintenant qu’il se rencontre avec Dostoïevsky pour fixer, dans ce singulier chapitre, l’idéal de presque toute la littérature contemporaine en Russie. Karataïef s’appellera légion ; sous des noms ou des figures diverses, chacun proposera à notre admiration cette forme végétative de l’existence. Le dernier mot de la sagesse humaine, c’est la sanctification, la divinisation de la brute élémentaire, bonne d’ailleurs et vaguement fraternelle. La racine de l’idée, la voici : l’homme civilisé souffre du poids de sa raison, inutile, puisqu’elle ne réussit pas à lui expliquer le but de sa vie ; donc il doit faire effort pour rejeter cette raison, pour redescendre du compliqué au simple. Sous des formes variées, cette aspiration anime toute l’œuvre de Tolstoï. Il a réuni dans un volume des articles pédagogiques sur l’enseignement populaire ; ce volume roule sur une idée : « Je veux apprendre aux enfants du peuple à penser et à écrire ; c’est moi qui devrais apprendre à leur école à écrire et à penser. Nous cherchons notre idéal devant nous, tandis qu’il est derrière nous. Le développement de l’homme n’est pas le moyen de réaliser cet idéal d’harmonie que nous portons en nous, c’est au contraire un obstacle à sa réalisation. Un enfant bien portant qui vient au monde satisfait pleinement cet idéal de vérité, de beauté et de bonté dont il s’éloignera ensuite chaque jour ; il est plus près des créatures non pensantes, de l’animal, de la plante, de la nature, qui est le type éternel de vérité, de beauté et de bonté. »

Vous reconnaissez, n’est-ce pas ? la filiation de l’idée, le vertige séculaire de l’ascétisme oriental, le culte du yogui, du fakir immobile qui contemple son nombril. Nous ne sommes pas loin de lui avec le bon Karataïef, « qui se déchaussait lentement... exhalant une odeur aigre de sueur... et accroupi, les mains croisées sur ses genoux, regardait fixement Pierre ». — L’Occident n’a pas toujours été indemne de ce mal ; lui aussi, dans les égarements de l’ascétisme, il a béatifié la brute et faussé la divine parabole sur les simples d’esprit. Mais la vraie patrie de ce renoncement contagieux, c’est l’Asie ; la source mère, c’est l’Inde et ses doctrines ; elles revivent, à peine modifiées, dans la frénésie qui précipite une partie de la Russie vers cette abnégation intellectuelle et morale, parfois stupide de quiétisme, parfois sublime de dévouement, comme l’évangile du Bouddha. Tout se touche.

Pour ne pas demeurer sur ces abstractions peu intelligibles, je voudrais dire un mot des femmes de Tolstoï. Elles sont proches parentes des héroïnes de Tourguénef, traitées avec moins de grâce émue, peut-être avec plus de profondeur. Deux figures se détachent de l’ensemble. D’abord Marie Bolkonsky, la sœur d’André, la fille pieuse, dévouée à adoucir la vieillesse d’un père acariâtre ; apparition touchante, angélique comme une silhouette de peintre primitif, sous le trait dur qui la dessine. Tout autre est Natacha Rostof, l’enfant vibrante et séduisante, aimée de tous, éprise de plusieurs, et qui traverse toute cette œuvre sévère, laissant derrière elle un parfum d’amour. Elle est bonne, droite, sincère, mais esclave de sa sensibilité ; ne lui demandez pas la conséquence. Racine eût pu rencontrer Marie Bolkonsky ; l’abbé Prévost eût préféré Natacha Rostof. Fiancée au prince André, le seul homme qu’elle aime véritablement, Natacha s’affole d’un engouement fatal pour ce mauvais sujet de Kouraguine ; désabusée à temps, elle retrouve André mourant de ses blessures et le soigne avec un morne désespoir. Il y a dans toute cette partie du livre une étude géniale, inexorable comme la vie, comme ses malheurs subits. Ici tout se réunit pour porter le roman ; l’intérêt fiévreux de l’action et l’observation savante d’un cas du cœur. Après la mort d’André, Natacha finit par épouser le brave Pierre, qui l’aime en secret.

Les lecteurs français se récrieront d’horreur devant ces renverses de l’amour ; c’est la vie, et Tolstoï sacrifie toutes les conventions au besoin de la peindre telle qu’elle est. Ne pensez pas, d’ailleurs, qu’il cherche le romanesque : les tergiversations de la jeune fille aboutissent en dernier ressort au bonheur conjugal, aux joies solides du foyer ; l’écrivain russe leur consacre de longues pages, trop longues peut-être à notre gré ; il a le culte de la famille et des affections légitimes ; les sentiments qui sortent de ce cadre lui paraissent des exceptions maladives, qu’il faut décrire curieusement, sans aucune sympathie. À ce titre, il analyse d’une plume expérimentée, mais avec un dégoût visible, les manéges de la haute coquetterie dans les salons de Saint-Pétersbourg. Comme Tourguénef, Tolstoï pense médiocrement des femmes de la Cour : la conclusion de tous ses récits est, à peu de chose près, celle du grave président de Montesquieu, dans l’Esprit des lois : « Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies, parce que la distinction des rangs les appelant à la Cour, elles y vont prendre cet esprit de liberté qui est à peu près le seul qu’on y tolère. Chacun se sert de leurs agréments et de leurs passions pour avancer sa fortune ; et comme leur faiblesse ne leur permet pas l’orgueil, mais la vanité, le luxe y règne toujours avec elles. » — Heureusement, on ne voit rien de semblable dans les républiques.

Le tenace écrivain a fait suivre son roman d’un long appendice philosophique. Il y revient, sous une forme purement doctrinale, sur les questions de métaphysique qui le tourmentent le plus ; il développe des considérations ténébreuses sur la nécessité, le libre arbitre, sur l’origine et l’essence du pouvoir. Il nous apprend une fois de plus qu’il est fataliste ; il essaye de se rendre compte du pouvoir comme d’un rapport entre les parties du corps social, ce qui est définir la question et non la résoudre. — On n’a pas traduit cet appendice dans la version française, et on a bien fait ; aucun lecteur n’eût affronté cette fatigue inutile. L’erreur de Tolstoï est de vouloir toujours insister par des raisonnements abstraits sur des idées qu’il a le don de faire vivre par l’expression plastique ; il ne comprend pas que ses personnages les traduisent bien plus clairement à nos yeux par leurs actions et leurs discours que tous les raisonnements de l’auteur ne sauraient le faire.

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