IV

Anna Karénine est le testament littéraire du comte Tolstoï ; il a poursuivi pendant de longues années la composition de ce roman, qui paraissait par fragments dans une revue de Moscou. La publication de l’œuvre complète ne date que de 1877 : j’ai été témoin de la curiosité soulevée en Russie par cet événement intellectuel. L’écrivain tentait de fixer dans ce livre l’image de la société contemporaine, comme il avait fait dans Guerre et paix pour la société d’autrefois. Pour deux raisons au moins, la tâche était plus difficile. D’une part, le présent ne nous appartient pas comme le passé ; il nous déborde et nous illusionne, il n’a pas subi ce travail de tassement qui permet d’embrasser, à un demi-siècle de distance, toutes les grandes lignes et toutes les grandes figures d’une époque. Dans les allées d’un cimetière, on discerne du premier coup d’œil les hautes tombes ; dans la rue, — dans la rue moderne du moins, — tous les hommes se ressemblent, ils ne sont pas classés. D’autre part, les libertés que Tolstoï avait pu prendre avec les souverains et les hommes d’État défunts, avec les idées mortes, il ne pouvait plus se les permettre avec les idées et les hommes vivants. Ce second livre sur la vie russe n’a pas l’allure d’épopée, la puissance d’étreinte et la complexité de son aîné ; en revanche, il se rapproche davantage de nos préférences littéraires par l’unité du sujet, la continuation de l’action, le développement du caractère principal. Notre public y sera moins dépaysé, il y trouvera même deux suicides et un adultère. Que le Malin ne se réjouisse pas trop tôt ! Tolstoï s’est proposé d’écrire le livre le plus moral qui ait jamais été fait, et il a atteint son but. Le héros abstrait de ce livre, c’est le Devoir, opposé aux entraînements de la passion. L’auteur développe parallèlement le récit d’une existence jetée hors des cadres réguliers et la contre-épreuve, l’histoire d’un amour légitime, d’un foyer de famille et de travail. Jamais prédicateur n’a opposé avec plus de force la peinture de l’enfer à celle du... purgatoire. L’écrivain réaliste n’est pas de ceux qui veulent ou savent voir le paradis dans aucune des conditions humaines.

Il est impossible de faire la partie plus belle à la passion. Karénine, — l’homme d’État pris dans les entrailles de la société pétersbourgeoise, le personnage plastique et vivant entre tous, — Karénine, ce mari détourné par l’économie politique, est un candidat bien désigné au malheur de Sganarelle. Vronsky, le séducteur, se montre jusqu’au bout honnête homme, dévoué, prêt à tous les sacrifices, alors même que le lien de hasard lui pèse. Anna est une femme charmante, tendre et fidèle dans son égarement. Pour motiver sa chute, Tolstoï n’a recours ni à l’hystérie ni à la névrose. Il méprise cet étalage de courte science. Il sait bien, l’observateur sagace, que tous nos sentiments sont commandés, aussi loin que nous puissions poursuivre leurs racines, par les dispositions de notre organisme ; il sait aussi que la conscience a des commandements contraires, et qu’elle existe, puisqu’elle parle. Il ne s’amuse pas à ce jeu puéril, expliquer l’impénétrable et séparer l’indissoluble ; autant que possible il évite d’employer ces deux langues bâtardes, fabriquées pour déguiser notre ignorance de la véritable, que nous appelons spiritualisme et matérialisme : vains combats de mots qui prétendent rendre raison d’une alliance à jamais occulte ! Le pouvoir du romancier ne commence qu’avec les effets de l’amour ; je doute qu’on l’ait poussé plus loin que Tolstoï.

Voyez la peinture des premiers troubles d’Anna, durant la nuit de voyage entre Moscou et Saint-Pétersbourg, alors qu’elle comprend l’état de son cœur. Vous aurez peine à oublier ces pages. Elle aperçoit Vronsky à la portière du wagon, elle devine qu’il la suit, elle entend l’aveu jeté dans la nuit. Le froid délicieux du poison insinue sa caresse dans chaque veine, la volonté s’abandonne, le rêve commence. Et l’écrivain, suivant sa méthode invariable, profile toutes les choses extérieures sur ce rêve, avec la couleur qu’elles reflètent en le traversant. Le roman anglais que la pauvre femme s’efforce de lire, l’ouragan de neige qui fouette les vitres, les silhouettes des voyageurs, les bruits et la course du train, tout prend une signification nouvelle et fantastique, tout est complice du bonheur et de l’épouvante qui luttent dans cette âme. Cette succession d’images, nous la voyons par les yeux de l’héroïne, nous ne pouvons plus la voir autrement. Quand, au matin, Anna descend sur le quai de la gare où son mari l’attend, une exclamation naïve nous révèle le travail qui s’est fait en elle. — « Ah ! mon Dieu, pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues ? » — Celui qui a trouvé ce trait sait comment on éclaire d’un seul mot une situation.

Depuis ce premier frisson jusqu’à la dernière convulsion de désespoir qui conduit la malheureuse au suicide, le romancier ne quitte plus l’intérieur de ce cœur, il en note chaque battement. Il n’a besoin d’aucune complication tragique pour amener la catastrophe. Anna a tout abandonné pour suivre son amant ; elle s’est placée dans des conditions de vie si funestes, que l’impossibilité de vivre, croissant autour d’elle, suffit à expliquer sa résolution. En regard de cette existence dévastée, l’amour de Kitty et de Lévine suit ses péripéties régulières ; au début, une idylle d’une grâce exquise, puis la famille, les enfants, les joies et les soucis.

C’est le thème moral et ennuyeux des British Authors, dira-t-on. Oui et non. Le conteur britannique cache presque toujours un prédicant ; on sent qu’il juge les actions humaines d’après certaines règles préconçues, au point de vue de l’Église établie et des mœurs puritaines. Chez Tolstoï, la liberté du regard est entière, je dirais presque qu’il se soucie médiocrement de la morale ; il poursuit une enquête de commodo et incommodo sur la meilleure façon de construire sa maison ; la leçon ressort uniquement des faits, amère et fortifiante. Ah ! ce n’est pas le livre des vingt ans, ce n’est pas le livre du boudoir, complaisant aux jolis mensonges ; c’est un homme qui raconte à des hommes ce que l’expérience lui a enseigné. Ces volumes peuvent affronter l’épreuve qui garantit seule la durée des œuvres littéraires. On les lit, puis on vit ; on refait sur l’âme et sur le monde les observations de l’écrivain, les plus fugitives comme les plus générales ; on les rapporte au modèle : elles sont toujours vérifiées. Les années passent depuis la première lecture, elles accumulent les concordances sur les marges du livre ; telles s’ajoutent, au bas des pages d’un chef-d’œuvre classique, les gloses de plusieurs générations de commentateurs ; mais ici l’annotateur pourrait dire : Confer vitam.

La manière de Tolstoï ne s’est en rien modifiée depuis Guerre et paix ; c’est toujours ce savant ingénieur, introduit dans une immense usine et la visitant lentement, avec la passion de connaître le mécanisme de chaque engin ; il démonte la plus petite pièce, mesure les tensions, éprouve la justesse des balanciers, démêle les actions transmises par les pistons et les engrenages ; il cherche avec désespoir le moteur central qui lui échappe, l’invisible réservoir de la force. Tandis qu’il expérimente le jeu des machines, nous, spectateurs, nous voyons sortir des métiers la résultante de tout ce travail, la délicate broderie aux dessins infinis, la vie. Tolstoï n’a varié ni ses qualités ni ses défauts ; il abuse des mêmes longueurs. Dans Guerre et paix, il y avait une chasse au chien courant qui tenait trente pages ; dans Anna Karénine, nous retrouvons une chasse au marais, — quel marais ! — nous y restons embourbés durant trente-trois pages.

Les parties consacrées à la peinture de la vie de famille et des occupations rurales paraîtront un peu ternes en France. Le grand malheur d’un certain réalisme, c’est qu’il faut connaître le milieu reproduit par le photographe pour apprécier le mérite de ses chefs-d’œuvre, qui est dans l’exacte ressemblance. La description des courses de Tsarskoé-Sélo, qui a charmé tous les lecteurs russes, risque de vous laisser aussi indifférents que le seraient les Moscovites pour la brillante description du grand prix de Paris dans Nana ; au contraire, les portraits d’Oblonsky et du ministre Karénine garderont leur intérêt, même pour vous qui n’avez pas vu vivre les modèles, qui n’avez pas entendu chuchoter leurs noms, parce que les sentiments humains sont de tous les pays et de tous les temps.

Je quitte l’analyse de ces romans, qui ne la supportent guère ; on ne peut ni arrêter le lecteur ni lui choisir un chemin dans ce labyrinthe ; il faut lui laisser le plaisir de s’y perdre. Nous trouverons plus d’intérêt à serrer de près un rapprochement qui s’impose à la critique. Quelle est l’analogie réelle entre l’art de Tolstoï et l’art français de nos jours ? Sous la similitude des physionomies, quelles différences radicales séparent ces deux arts ?

Si l’on ne s’en tient qu’aux apparences, on retrouve chez Tolstoï, qui a devancé notre nouvelle école, beaucoup de l’esprit et des procédés de celle-ci ; le nihilisme et le pessimisme comme inspiration, le naturalisme, l’impressionnisme et l’impassibilité comme moyens.

Tolstoï est naturaliste, si le mot a un sens, par son extrême naturel, par la rigueur de son investigation ; il l’est même à l’excès, car il ne recule pas devant le détail bas, grossier : voyez, dans Guerre et paix, le bain des soldats dans l’étang, et la complaisance de l’auteur pour « cette masse de chair humaine, blanche, nue, grouillant dans l’eau sale... ce sous-officier tanné, poilu... ». — Le célèbre mendiant de la côte d’Yonville n’aurait rien à envier à Karataïef : « Sa plus grande souffrance, c’étaient ses pieds nus, écorchés, avec des croûtes ; le froid était moins pénible ; d’ailleurs, les poux qui le dévoraient réchauffaient son corps... Le petit chien de Karataïef était content ; de tous côtés traînaient des chairs d’animaux de toute espèce, depuis celles des hommes jusqu’à celles des chevaux, à divers degrés de décomposition ;et comme les soldats ne laissaient pas approcher les loups, le petit chien s’empiffrait à son aise... » — Je pourrais citer cent exemples de ce genre ; il en est même que je pourrais difficilement citer.

Tolstoï est impressionniste, sa phrase essaye souvent de nous rendre la sensation matérielle d’un spectacle, d’un objet, d’un bruit. L’armée passe en désordre sur le pont de Braunau ; « derrière se traînaient encore des télègues, des soldats, des fourgons, des soldats, des charrettes, des soldats, des caissons, des soldats, parfois des femmes... » — « Un sifflement déchira l’air : plus proche, plus rapide et plus bruyant, plus bruyant et plus rapide, le boulet, comme n’ayant pas achevé tout ce qu’il avait à dire, projetant ses éclats avec une force surhumaine, plongea en terre ; sous la violence du coup, la terre rendit un gémissement... » — Et les trajets en chemin de fer, dans Anna Karénine, la locomotive qui entre en gare, le train qui se déroule lentement, s’arrête...

Enfin il applique rigoureusement le premier dogme de l’école, l’impassibilité du conteur. Ici le pessimisme nihiliste est très-logique avec lui-même. Persuadé de la vanité de toutes les actions humaines, le metteur en scène doit se maintenir de sang-froid, dans l’état de l’homme grave qui se réveille au milieu d’un bal à l’aurore, et considère comme des fous tous ces énergumènes qui pirouettent ; ou encore de l’étranger repu qui entre dans une salle où l’on dîne, et trouve grotesque le mouvement machinal de toutes ces bouches, de ces fourchettes. Bref, l’écrivain pessimiste doit rester un juge supérieur à ses personnages, comme le président des assises vis-à-vis de ses tristes justiciables.

Tolstoï emploie tous ces procédés, il les pousse aussi loin qu’aucun de nos romanciers ; comment se fait-il qu’il produise sur le lecteur une impression si différente ? Pour ce qui est du naturalisme et de l’impressionnisme, tout le secret est dans une question de mesure. Ce que d’autres recherchent, lui le rencontre et ne l’évite pas. Il laisse une place à la trivialité, parce qu’elle en a une dans la vie, et qu’il veut peindre toute la vie ; mais, comme il ne s’attaque pas de parti pris aux sujets dont la trivialité fait le fond, il lui donne la place, après tout très-secondaire, qu’elle tient dans tous les spectacles où se fixe notre attention ; en traversant une rue, en visitant une maison, on se heurte parfois à des objets dégoûtants ; l’accident est rare si l’on ne cherche pas ces objets. Tolstoï nous en montre juste ce qu’il faut pour qu’on ne le soupçonne pas d’avoir balayé d’avance la rue et la maison. De même pour l’impressionnisme ; il sait que l’écrivain peut essayer de rendre certaines sensations rapides et subtiles, mais que ces essais ne doivent pas dégénérer en habitude de nervosité maladive. Surtout, — et c’est là son honneur, — Tolstoï n’est jamais obscène ni malsain. Guerre et paix est dans les mains de toutes les jeunes filles russes ; Anna Karénine déroule sa donnée périlleuse comme un manuel de morale, sans une peinture libre. Quant à l’impassibilité, celle de Tolstoï s’impose pour des raisons plus profondes. Stendhal et Flaubert, — je ne parle que des morts, — se sont institués juges de leurs semblables ; ils me donnent toutes les créatures pour dignes de leur pitié. Au nom de quel principe supérieur ? Pourquoi laisserais-je prendre à ces demi-dieux cette domination sur moi ? Car enfin, je connais M. Henri Beyle ; c’est un agent consulaire, qui a servi sans éclat et vit comme ses bonshommes, mange le même pain, souffre les mêmes nécessités. Où puise-t-il son droit de persiflage ? Il écrit bien : que m’importe ! Cela aussi est une vanité de lettré chinois et ne lui donne aucune autorité sur mon jugement. Je connais M. Gustave Flaubert ; c’est un Rouennais malade qui fait des charges d’atelier aux bourgeois ; son grand talent ne prouve pas qu’il raisonne des choses plus pertinemment que vous ou moi. Si je suis pessimiste, je trouve à mon tour les prétentions littéraires de ces messieurs aussi funambulesques que les décrets du prince de Parme ou les études scientifiques de Pécuchet.

Tolstoï, lui aussi, traite de haut ses personnages, et sa froideur touche de bien près à l’ironie ; mais, derrière les marionnettes qu’il fait mouvoir, ce n’est pas sa pauvre main d’homme que j’aperçois, c’est quelque chose d’occulte et de formidable, l’ombre de l’infini toujours présente ; non pas un de ces dogmes arrêtés, une de ces catégories de l’idée divine sur lesquelles mon nihilisme pourrait mordre ; non, mais une interrogation muette sur l’inaccessible, un soupir lointain de la fatalité dans le néant. Alors le théâtre de Polichinelle s’élargit, il devient la scène d’Eschyle : dans les ténèbres du fond, au-dessus du misérable Prométhée, je vois passer la Puissance, la Force, les éternelles inconnues qui ont vraiment le droit de ricaner sur l’homme ; et devant elles, je me courbe.

Voyez, dans Anna Karénine, la mort du frère de Lévine. Je signale avec confiance ce chapitre, — l’agonie du misérable Nicolas dans une chambre d’auberge, — comme l’une des œuvres d’art les plus achevées dont une littérature puisse s’enorgueillir. Comparez-le à des épisodes analogues, traités par notre école réaliste avec un indiscutable talent. Nos romanciers réduisent l’émotion de la mort à un effroi physique ; la reine des épouvantes est petite, sale et découronnée ; nous ne la reconnaissons pas. Dans le récit de Tolstoï, sa grandeur ne provient pas précisément des rites religieux, auxquels ni le mourant ni son frère qui l’observe ne semblent attacher beaucoup d’importance ; non, elle provient plutôt d’un doute solennel. Chaque parole tombe du lit de l’agonisant avec je ne sais quel retentissement sourd dans l’inconnu ; on nous montre le phénomène à la fois très-simple et infiniment mystérieux ; notre instinct est satisfait. Si diverses que soient nos convictions et nos espérances, il est un point qui réunit tous les hommes, et l’écrivain nous blesse en l’ignorant : quelque chose d’auguste entrera derrière les quatre coquins en fracs de serge qui viendront nous emporter.

Autre raison ; comment tiendrais-je pour des mages impassibles, ou simplement pour des traducteurs sincères de la réalité, ces artistes que je sens préoccupés tout le temps de leurs effets, M. Beyle qui aiguise des concetti, M. Flaubert qui essaye des périodes musicales, des rhythmes sonores de mots ? Tolstoï est plus logique ; il sacrifie de propos délibéré le style pour mieux s’effacer devant son œuvre. À ses débuts, il avait souci de la forme ; je rencontre des pages de style dans les Cosaques et les Trois Morts ; depuis, il a éliminé volontairement cette séduction. Ne lui demandez pas l’admirable langue de Tourguénef ; la propriété et la clarté de l’expression, sinon de l’idée, voilà ses seuls mérites. Sa phrase est lâchée, fatigante à force de répétitions ; les adjectifs s’accumulent sans ordre, autant qu’il est besoin pour ajouter des touches de couleur à un portrait ; les incidentes se greffent les unes sur les autres pour épuiser tous les replis de la pensée de l’auteur. À notre point de vue, cette absence de style est une infériorité impardonnable ; mais elle me paraît la conséquence rigoureuse de la doctrine réaliste, qui prétend écarter toutes les conventions ; or le style en est une, c’est de plus une chance d’erreur interposée entre l’observation exacte des faits et notre regard. Il faut bien avouer que ce dédain voulu, s’il blesse nos prédilections, ajoute à l’impression de sincérité que nous recevons. Tolstoï, suivant le mot de Pascal, « ne nous a pas fait montre de son bien, mais du notre ; on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, en sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir ».

Je veux noter encore une différence entre le réalisme de Tolstoï et le nôtre ; le sien s’applique de préférence à l’étude des âmes difficiles, de celles qui se défendent contre l’observateur par les raffinements de l’éducation et le masque des conventions sociales. Cette lutte entre le peintre et son modèle me passionne, et je ne suis pas le seul. Que vous le vouliez ou non, ce sont les sommets qui attirent d’abord notre regard dans le spectacle du monde ; si vous vous attardez dans les bas-fonds, le public ne vous suit pas, il court demander au plus médiocre faiseur des histoires de grandeurs ; soit de la grandeur morale, qui brille partout et ramène à l’étude des humbles ; soit de la grandeur sociale, qui s’étale dans certaines conditions. Vous ne retenez ce public que par l’obscénité, par une prime à ses instincts les plus brutaux ; nous attendons encore le roman naturaliste de mœurs populaires qui se fera lire en restant décent. Chaque matin, des journaux avisés impriment pour la foule le compte rendu de fêtes qu’elle ne verra jamais ; ils savent bien que sa curiosité se porte à ces récits plus volontiers qu’aux descriptions de cabarets. Comme tout ce qui vit, elle regarde en haut ; placez-la entre un microscope et un télescope : les deux magiciens font voir des merveilles, et pourtant la foule n’hésitera pas, elle ira aux étoiles.

J’ai essayé de démêler les traits qui semblent faire rentrer Tolstoï dans tels ou tels des compartiments inventés par notre rhétorique ; au fond, je sens bien qu’il leur échappe et qu’il m’échappe. C’est que toutes ces étiquettes sont assez factices, toutes ces querelles assez puériles. Avec notre goût de symétrie, nous forgeons des classifications bornées pour nous reconnaître dans le désordre et la liberté de l’esprit humain ; nous y réussissons autant que l’astronome à inscrire tout le ciel dans les douze signes de son petit rond de papier. L’homme, dès qu’il sort des médiocres, nargue nos toises et nos compas ; il combine dans des proportions toujours nouvelles les diverses recettes que nous lui offrons pour nous charmer. L’univers, avec son humanité, ses océans, ses cieux, est devant lui comme une harpe aux mille cordes, qu’on croyait toutes essayées ; le passant tire un accord du vieil instrument pour rendre son interprétation personnelle de cet univers ; son caprice a marié ces cordes usées sur un mode nouveau, et de ce caprice naît une mélodie inouïe, qui nous étonne un instant, qui va grossir le vague murmure de la pensée humaine, le trésor d’idées sur lequel nous vivons.

Le comte Tolstoï aurait grand’pitié de nous s’il nous trouvait occupés à disputer sur sa littérature ; il ne veut plus être qu’un philosophe et un réformateur. Revenons donc à sa philosophie ; voyons quel est l’aboutissement nécessaire du nihilisme ; c’est l’avenir probable de la Russie que nous allons contempler dans le miroir d’une âme isolée.

J’ai dit que la composition d’Anna Karénine, quittée et reprise à de longs intervalles, avait occupé l’auteur durant bien des années. Les fluctuations de sa vie morale au cours de ces années se reflètent dans la vie du fils et du confident de sa pensée, Constantin Lévine. Lévine, la nouvelle incarnation du Bézouchof de Guerre et paix, est le héros de roman moderne, celui qu’aimait Tourguénef et qu’aiment les jeunes filles ; un gentilhomme de campagne, raisonnable, instruit, pas brillant, rêveur spéculatif, passionné pour la vie rurale et pour toutes les questions sociales qu’elle soulève en Russie. Lévine s’applique à ces questions, il s’efforce de réformer et d’améliorer autour de lui, il prend sa part de toutes les émotions libérales qui ont amusé le pays depuis vingt ans. Naturellement, ses chimères lui font banqueroute l’une après l’autre, et son nihilisme triomphe amèrement sur leurs ruines. Du moins, ce nihilisme n’est plus aussi douloureux, aussi irritable que celui des années de jeunesse, celui de Pierre Bézouchof et du prince André ; il laisse sommeiller les plus cruels problèmes, ceux de l’âme, à la faveur de ces diversions politico-économiques. L’existence calme et laborieuse de la campagne, les soucis et les joies de la famille ont engourdi le serpent. Les années passent, le livre marche avec la vie vers le dénoûment.

Soudain des secousses morales successives réveillent l’indifférence religieuse de Lévine ; la mort de son frère, la comédie de confession qu’il a dû jouer pour se marier, la naissance de son enfant, la lecture de Schopenhauer, tout le ramène aux méditations angoissantes.— « Durant tout ce printemps, il ne fut pas lui-même et vécut d’horribles moments. Il se disait : « Tant que je ne connaîtrai pas ce que je suis et pourquoi je suis ici, la vie me sera impossible. Et comme je ne puis atteindre cette connaissance, la vie est impossible. — Dans l’infini du temps, dans l’infini de la matière, dans l’infini de l’espace, une cellule organique se forme, se soutient une minute et crève. Cette cellule, c’est moi. » — Cela lui semblait un sophisme barbare, et pourtant, c’était là le seul, le suprême résultat des efforts séculaires de la pensée humaine sur ce sujet. C’était la dernière croyance où aboutissaient toutes les recherches de cette pensée. »

Accablé par ces affres, Lévine se prend en horreur, il va désespérer de tout. Alors intervient le moujik sauveur, le moujik illuminateur. Un soir, en remuant des meules de foin, le bonhomme Fédor laisse échapper quelques aphorismes de sagesse paysanne, dans le goût de Karataïef : « Il ne faut pas vivre pour soi..., il faut vivre pour Dieu... » — En écoutant cet homme, Lévine a trouvé son chemin de Damas ; il est touché de la grâce, la clarté se fait dans son esprit. « Tout le mal vient de la sottise de la raison, de la coquinerie de la raison. » — Il n’y a qu’à aimer et à croire, ce n’est pas plus difficile que cela. Et le livre s’achève sur ce dénoûment d’un long drame intellectuel, dans un rayonnement de bonheur mystique, un hymne d’allégresse où le rationalisme proclame la banqueroute de la raison. Elle ne vaut que pour les usages modestes, dans un horizon borné ; c’est la lanterne d’un chiffonnier, bonne pour éclairer devant lui trois pas de ténèbres, le petit tas de débris où il cherche sa vie ; quelle folie du pauvre homme s’il dirige ce rayon ridicule vers le ciel, s’il veut scruter à la lumière de son falot les champs de nuit qui fuient des Gémeaux au Sagittaire !

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