V

Cette consolation du quiétisme, révélée par un humble apôtre, qui est l’apothéose finale de tous les romans de Tolstoï, le ciel la lui réservait. Lui aussi allait trouver son Karataïef. — Après Anna Karénine, on attendait avec impatience une nouvelle production de l’écrivain. Les gens bien informés assuraient qu’il avait entrepris une continuation de Guerre et paix, une nouvelle chronique sur l’époque si intéressante des décembristes. Le monde littéraire se réjouissait d’avance. Cependant rien ne venait, sauf quelques contes pour les enfants, un entre autres d’une grâce délicieuse : De quoi vivent les hommes. On devinait dans ces contes une âme déjà ravie aux réalités terrestres. Enfin des bruits se répandirent, désolants pour les profanes : le romancier avait brisé sa plume et définitivement renoncé à l’art ; il ne souffrait plus qu’on lui parlât de ses œuvres, vanité du siècle, il appartenait tout entier au soin de son âme, à de hautes spéculations religieuses. Le comte Tolstoï avait rencontré sur sa route Sutaïef, le sectaire de Tver.

Je ne reviendrai pas ici sur la figure originale de Sutaïef, ayant publié ailleurs une étude détaillée sur ce doux idéaliste, l’un des innombrables paysans qui prêchent dans le peuple russe l’Évangile fraternel et communiste. L’enseignement et les exemples de Sutaïef ont puissamment agi sur M. Tolstoï, à ce qu’il nous raconte lui-même, et décidé de sa vocation. Je serais inexcusable de pénétrer dans ce domaine de la conscience si le romancier devenu théologien ne nous y conviait ; animé d’un zèle ardent pour la diffusion de la bonne nouvelle, il vient de composer plusieurs ouvrages : Ma confession, Ma religion, et un Commentaire sur l’Évangile. À la vérité, la censure ecclésiastique n’a pas autorisé la publication de ces ouvrages ; il a été fait pourtant des tirages de l’opuscule intitulé : Ma religion, et j’en ai un sous les yeux ; surtout il en circule des centaines de copies autographiées ; on m’affirme que les étudiants des universités, les femmes, les gens du peuple même, reproduisent, répandent et s’arrachent cette prédication semi-publique ; cela montre bien la faim d’aliments spirituels qui tourmente les âmes russes. M. Tolstoï a désiré que son œuvre fût traduite et divulguée dans notre langue ; notre critique a donc tous les droits de s’en emparer.

Oh ! je n’en abuserai pas. Les seules parties intéressantes, pour nous qui cherchons des documents sur un état d’esprit, sont les deux premières. Encore la Confession ne m’apprend-elle rien : je la connaissais d’avance par les révélations contenues dans Enfance, adolescence, jeunesse, par les aveux si explicites de Bézouchof et surtout de Lévine. Elle est pourtant bien éloquente, cette variation nouvelle sur le vieil et navrant sanglot de l’âme humaine ! Je la résume à grands traits : — « J’ai perdu la foi de bonne heure. J’ai vécu un temps, comme tout le monde, des vanités de la vie. J’ai fait de la littérature, enseignant comme les autres ce que je ne savais pas. Puis le sphinx s’est mis à me poursuivre, toujours plus cruel : Devine-moi, ou je te dévore. La science humaine ne m’a rien expliqué : à mon éternelle question, la seule qui m’importe : « Pourquoi est-ce que je vis ? » la science répondait en m’apprenant d’autres choses, dont je n’ai cure. Avec la science, il n’y avait qu’à se joindre au chœur séculaire des sages, Salomon, Socrate, Çakya-Mouni, Schopenhauer, et à répéter après eux : La vie est un mal absurde. Je voulais me tuer. Enfin, j’eus l’idée de regarder vivre l’immense majorité des hommes, ceux qui ne se livrent pas comme nous, classes soi-disant supérieures, aux spéculations de la pensée, mais qui travaillent et souffrent, qui pourtant sont tranquilles et renseignés sur le but de la vie. Je compris qu’il fallait vivre comme cette multitude, rentrer dans sa foi simple. Mais ma raison ne pouvait s’accommoder de l’enseignement vicié que l’Église distribue aux simples ; alors je me mis à étudier de plus près cet enseignement, à faire la part de la superstition et celle de la vérité. »

Le résultat de cette étude est la doctrine exposée sous ce titre : Ma religion. Cette religion est exactement celle de Sutaïef, expliquée avec l’appareil théologique et scientifique que pouvait y ajouter le savoir d’un homme cultivé. Elle n’en est pas plus claire pour cela. L’Évangile reçoit la plus large interprétation rationaliste. M. Tolstoï comprend la doctrine du Christ sur la vie comme les sadducéens, au sens de la vie collective, prolongée de générations en générations, du règne de Dieu sur cette terre par la réunion de tous les hommes dans l’assemblée des saints. Il nie que l’Évangile fasse mention d’une résurrection des corps, d’une existence individuelle de l’âme. Dans ce panthéisme inconscient, essai de conciliation entre le christianisme et le bouddhisme, la vie est considérée comme un tout indivisible, une âme du monde dont nous sommes d’éphémères parcelles. Au surplus, une seule chose importe, la morale. Cette morale est toute contenue dans les préceptes de l’Évangile : « Ne résistez pas au mal,... ne jugez pas,... ne tuez pas. » Donc, pas de tribunaux, pas d’armées, pas de prisons, de représailles publiques ou privées. Ni guerres ni jugements. La loi du monde est la lutte pour l’existence, la loi du Christ est le sacrifice de son existence aux autres. Le Turc, l’Allemand ne nous attaqueront pas si nous sommes chrétiens, si nous leur faisons du bien. Le bonheur, fin suprême de la morale, n’est possible que dans la communion de tous les hommes en la doctrine de Jésus-Christ, la vraie, celle de M. Tolstoï, et non celle de l’Église, dans le retour à la vie naturelle, à la communauté, dans l’abandon des villes et de l’industrie, où la doctrine est d’une application malaisée.

À l’appui de ses dires, l’auteur retrace, dans des pages à la Bridaine, d’une rare éloquence et d’une crudité d’images vraiment prophétique, le tableau de la vie selon le monde, depuis la naissance jusqu’à la mort ; cette vie est pire que celle des martyrs du Christ. L’Église établie n’est pas épargnée ; l’apôtre de la nouvelle foi, après avoir raconté comment il a vainement cherché le repos dans l’orthodoxie officielle, refait les violents réquisitoires de Sutaïef contre cette Église, « chair morte, inutile à l’enfant nouveau-né ». Elle substitue des rites, des formalités à l’esprit de l’Évangile. Elle répand des catéchismes où il est dit qu’on peut juger, tuer pour le service de l’État, qu’on peut prendre la chose d’autrui et résister au mal. Depuis Constantin, l’Église s’est perdue en déviant de la doctrine de Dieu pour suivre la doctrine du siècle : aujourd’hui, elle est païenne. Enfin, et ceci est le point délicat, on ne doit pas tenir compte des ordres et des défenses du pouvoir temporel, tant qu’il ignore la vérité. Ici, je traduis un épisode typique.

« Dernièrement, je passais sous la porte de Borovitzky, à Moscou. Sous la voûte était assis un vieux mendiant estropié, la tête entourée d’un bandeau. Je tirai ma bourse pour lui donner quelque monnaie. Au même instant, je vis descendre du Kremlin et courir vers nous un grenadier, jeune, gaillard, et de bonne mine dans son uniforme. À la vue du soldat, le mendiant se leva, épouvanté, et s’enfuit en boitillant dans le jardin Alexandre, au bas de la colline. Le grenadier le poursuivit un moment en lui criant des injures, parce que cet homme avait contrevenu à la défense de s’asseoir sous la porte. J’attendis le soldat, et quand il me croisa, je lui demandai s’il savait lire. « Mais oui, pourquoi ? — As-tu lu l’Évangile ? — Je l’ai lu. — As-tu lu le passage : « Celui qui donnera à manger à un affamé... » Et je lui citai le texte. Il le connaissait et m’écoutait avec attention. Je vis qu’il était troublé. Deux passants s’arrêtèrent, nous écoutant. Évidemment, le grenadier était mal à l’aise, il ne pouvait accorder ces contradictions : le sentiment d’avoir mal agi, tout en accomplissant strictement son devoir. Il était troublé et cherchait une réponse. Soudain, une lueur passa dans ses yeux intelligents, il se tourna vers moi de côté et dit : « Et toi, as-tu lu le règlement militaire ? » — J’avouai que je ne l’avais pas lu. — « Alors, tais-toi », reprit le grenadier, et, secouant victorieusement la tête, il s’éloigna d’un pas délibéré. »

Je crois avoir résumé fidèlement Ma religion ; mais on ne connaîtrait pas la confiance superbe qui se cache dans le cœur de tout réformateur si je ne traduisais pas littéralement les lignes suivantes :

« Tout me confirmait la vérité du sens que je trouvais à la doctrine du Christ. Mais, pendant longtemps, je ne pus me faire à cette idée étrange, qu’après dix-huit siècles durant lesquels la foi chrétienne a été confessée par des milliards d’hommes, après que des milliers de gens ont consacré leur vie à l’étude de cette foi, il m’était donné de découvrir la loi du Christ comme une chose nouvelle. Mais, si étrange que ce fût, c’était ainsi. »

On devine après cela ce que peut être le Commentaire sur l’Évangile. Dieu me garde de troubler la quiétude du converti ! Heureusement je n’y réussirais pas. M. Tolstoï affirme dans un hymne de joie, avec l’accent d’une sincérité indiscutable, qu’il a enfin trouvé le repos de l’âme, la raison de vivre, le roc de la foi. Et il nous invite à l’y suivre. Je crains bien que les sceptiques endurcis d’Occident, rebelles à la grâce efficace, ne refusent d’entrer en discussion avec la nouvelle religion. Elle paraît d’ailleurs se modifier chaque jour, avec la pensée fuyante de son fondateur. Elle élimine de plus en plus tout ce qui ressemble à une théodicée, elle ramène tous les devoirs, toutes les espérances, toute l’activité morale à un seul objet, la réforme du mal social par le communisme. Cette préoccupation exclusive inspire le dernier écrit de Tolstoï dont j’aie eu connaissance ; il est intitulé : Que faut-il donc faire ? Titre significatif, qui a servi bien des fois en Russie, depuis le fameux roman de Tchernichevsky ; il dit l’angoisse de pensée persistante chez tous ces hommes, il a quelque chose de touchant dans sa naïveté.

Ce qu’il faut faire ? Avant tout, quitter les villes, licencier le peuple des usines, revenir à la campagne et y travailler de ses mains, chaque homme devant avoir pour idéal de pourvoir seul à tous ses besoins. Dans la première partie de son réquisitoire, toute démonstrative, l’auteur retrace le spectacle de la misère dans une capitale, tel qu’il l’a étudié de près à Moscou. Le romancier descriptif reparaît ici avec ses admirables dons, avec son trait de physionomie particulier, un regard tourné en dedans pour guetter au fond de soi-même les petites vilenies de notre nature ; il observe et dénonce ses propres faiblesses avec le plaisir que nous prenons d’habitude à relever celles d’autrui, il leur cingle au passage un coup de discipline. — « ... Je donnai trois roubles à ce malheureux et je me trouvai très-bon... je fus content qu’on me vît les donner... »

La seconde partie est consacrée à la théorie. Nous ne pouvons pas remédier à la misère pour plusieurs raisons : 1° elle est fatale dans les villes, où nous attirons les producteurs inutilisés ; 2° nous leur donnons l’exemple de l’oisiveté et des dépenses superflues ; 3° nous ne vivons pas selon la loi du Christ ; ce n’est pas l’aumône qui est efficace, c’est le partage fraternel. Que celui qui a deux manteaux en donne un à celui qui n’en a pas. Sutaïef fait ainsi. Le salariat est une forme aggravée de l’esclavage ; par l’effet de l’institution moderne du crédit, le salarié n’est plus seulement esclave dans le présent, il l’est jusque dans son avenir. L’aumône n’est qu’un payement partiel de la lettre de change que nous avons souscrite aux paysans, quand nous les avons amenés dans les villes pour qu’ils y travaillent à satisfaire nos fantaisies de luxe. L’auteur conclut en donnant pour remède unique le retour à la vie rurale, qui garantit à chaque travailleur le nécessaire de l’existence. Il ne voit pas que son principe emporte logiquement une conclusion plus rigoureuse, le retour à la vie animale, la recherche pénible du gîte et de la proie substituée pour chaque individu à l’effort méthodique de l’industrie ; et dans cette société, il y aurait encore des loups et des agneaux. — Tolstoï n’aperçoit qu’une seule face de Dieu, la face justice ; il oublie la face intelligence, le besoin de développer de la pensée, qui implique la division du travail.

Tout cela n’est point pour nous séduire. On cherchera vainement une idée originale dans la révélation que nous propose l’apôtre de Toula ; on n’y trouvera que les premiers balbutiements du rationalisme pour la partie religieuse, du communisme pour la partie sociale ; le vieux rêve du millénium, la tradition toujours relevée, depuis les origines du moyen âge, par les vaudois, les lollards, les anabaptistes. Heureuse Russie, où ces belles chimères sont encore neuves ! Le seul étonnement de l’Occident, ce sera de retrouver ces doctrines sous la plume d’un grand écrivain, d’un incomparable observateur du cœur humain. De tous les éloquents plaidoyers du philosophe contre la « coquinerie » de la raison, nul ne nous convainc mieux que l’exemple qu’il nous montre. Et pour s’étonner, il faudrait n’avoir jamais réfléchi à la filiation nécessaire de certaines idées. Encore plus que la nature, l’esprit de l’homme a l’horreur du vide, il ne saurait se tenir longtemps en équilibre sur le néant. Dans l’âme de M. Tolstoï, et, par conséquent, dans la conscience plus confuse des lecteurs qui le suivent et le poussent, nous avons parcouru les quatre points d’une courbe fatale : panthéisme, nihilisme, pessimisme, mysticisme. Le Russe, qui fait tout rapidement, est arrivé d’un bond au dernier terme.

Le mysticisme ! On me dit que le comte Léon Nikolaiévitch, sentant bien où est le danger, se défend énergiquement contre ce mot, qu’il ne le croit pas applicable à un homme qui a placé le règne céleste sur la terre. Notre langue ne nous fournit pas d’autre expression pour son cas. L’illustre romancier voudra bien me pardonner. Je sais qu’il préférerait me voir louer son Évangile et dénigrer ses romans ; je ne le puis. Lecteur passionné de ces derniers, j’en veux d’autant plus à sa doctrine, qu’elle me prive de chefs-d’œuvre condamnés à l’avortement. Je ne lui ai pas marchandé les éloges, tant que ma raison a pu le suivre et le goûter ; aujourd’hui qu’il se dit heureux, il n’a plus besoin d’éloges, et la critique doit lui être indifférente. Puisse-t-il, dans son quiétisme chèrement conquis, n’avoir jamais besoin qu’un ami lui dise ce que Fénelon écrivait à Mme Guyon, dans une de ses Lettres spirituelles : « Je vous plains seulement de cette plaie secrète, dont le cœur demeure comme flétri. »

Il faut du moins reconnaître en M. Tolstoï un des rares réformateurs qui conforment leur conduite à leurs préceptes. On m’assure que son action est étendue et salutaire, qu’il se fait autour de lui des miracles comme on n’en peut voir qu’en Russie, un retour aux mœurs des premiers chrétiens. Chaque jour, il reçoit des lettres d’inconnus ; ce sont des traitants, des fonctionnaires prévaricateurs, — disons le vrai mot, des publicains, — qui versent entre ses mains des sommes mal acquises ; ce sont des jeunes gens qui lui demandent une direction, des femmes coupables qui implorent de lui secours et conseil. Retiré à la campagne, il donne son bien, vit et travaille avec ses paysans. Il porte l’eau, fauche, laboure, fait des bottes. Il entre en colère quand on lui parle de ses romans. On me montre un portrait où il est représenté en costume de moujik, tirant l’alêne. — Artisan de chefs-d’œuvre, ce n’est pas là votre outil ! À tort ou à raison, pour notre châtiment peut-être, nous avons reçu du Ciel ce mal nécessaire et superbe, la pensée ; par un décret nominatif, comme on l’a dit, certains d’entre nous sont condamnés à souffrir uniquement de ce mal, pour la consolation des autres hommes. Jeter cette croix est une révolte impie. Notre outil, c’est la plume ; notre champ, l’âme humaine, qu’il faut abriter et nourrir, elle aussi. Permettez qu’on vous rappelle ce cri d’un paysan russe, du premier imprimeur de Moscou, alors qu’on le remettait à la charrue : « Je n’ai pas affaire de semer le grain de blé, mais de répandre dans le monde les semences spirituelles. » — Souffrez enfin que de ce Paris, où l’on vous admire, elle vous revienne encore une fois, la touchante prière de Tourguénef mourant ; il y avait une religion plus haute que celle de Sutaïef dans le testament où il vous disait : — « Ce don vous est venu de là d’où tout nous vient... retournez aux travaux littéraires, grand écrivain de notre terre russe ! »

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Je ne prétends pas tirer des conclusions étendues de ces premières explorations dans la littérature russe ; il faut attendre de les avoir complétées par l’étude d’écrivains moins marquants, mais qui ont droit à témoigner sur la condition de leur peuple. Aussi bien, quand un livre a réussi à rendre la pensée de celui qui l’a écrit, les conclusions doivent ressortir d’elles-mêmes pour le lecteur ; quand il y a échoué, toutes les thèses qu’on ajoute ont peu d’intérêt et peu de prise. — Nous avons vu cette littérature croître artificiellement, longtemps emmaillottée dans des langes étrangers, débile et servile, incapable de nous renseigner sur l’intérieur de son pays, qu’elle ignorait volontairement. Nous l’avons vue reprendre des forces en touchant le sol natal, pour en tirer désormais l’objet de ses études. À partir de ce jour, elle crée et perfectionne l’instrument approprié à sa tâche, le réalisme ; alors que l’Occident hésite encore à employer cet instrument, elle l’applique avec succès aux choses du monde extérieur et à celles de l’âme. Ce réalisme est souvent dépourvu de goût et de méthode, à la fois diffus et subtil ; mais il reste toujours naturel et sincère ; surtout il est ennobli par l’émotion morale, par l’inquiétude du divin et la sympathie pour les hommes. Nul de ces romanciers ne se propose un but purement littéraire ; toute leur œuvre est commandée par un double souci, celui de la vérité et de la justice. — Double pour nous, unique pour eux ; vérité, justice, le mot russe pravda a les deux acceptions, ou pour mieux dire il implique les deux idées en une seule indivisible. C’est un point de grande conséquence et bien digne de nos réflexions : car les langues trahissent les conceptions philosophiques des races.

Ils cherchent la vérité religieuse, parce que la formule qui prétend la donner chez eux ne leur suffit plus, et parce que la négation dont on se contente chez nous est antipathique à tous leurs instincts. Le malaise spirituel domine, engendre et caractérise tous les malaises sociaux et politiques de la Russie. — Quand on entre dans la cathédrale d’Isaac, à Saint-Pétersbourg, on est dans la nuit ; mal éclairé par les baies supérieures, l’imposant vaisseau n’est que ténèbres. Les portes du chœur s’entr’ouvrent ; un flot de lumière descend d’un grand Christ peint sur le vitrail de l’abside d’où l’église reçoit tout son jour : la figure semble seule illuminer la nuit du temple, et le regard du visiteur s’attache involontairement à cette tête. Elle n’a pas l’expression de sérénité que les peintres d’Occident ont donnée au Fils de l’homme ; maigre, hâve, ardent, avec un égarement divin dans les yeux, le Christ slave trahit je ne sais quelle angoisse humaine, je ne sais quel rêve inachevé, celui d’un dieu mécontent de sa divinité. Pour lui, tout n’est pas consommé ; il n’a pas dit la parole suprême ; c’est bien le dieu d’un peuple qui cherche sa voie, et il traduit fidèlement l’inquiétude de son peuple. — La race slave n’a pas dit encore son grand mot dans l’histoire, et le grand mot que dit une race est toujours un mot religieux. Sous la discipline apparente de son orthodoxie, elle le cherche avec une égale bonne foi à tous les degrés de la société.

Partout, au fond des forêts et des steppes, on rencontre des paysans qui pensent et parlent comme Sutaïef, l’humble sectaire dont M. Prougavine nous rapporte les conversations : — « Un soir, assis devant sa fenêtre, il regardait les champs, tout pensif, et me disait avec un sentiment inexprimable dans la voix : — Ah ! si quelqu’un m’enseignait en quoi je me trompe, en quoi je m’éloigne de la vérité, je servirais cet homme jusqu’à la mort... Vrai, je ne sais pas ce que je ne lui donnerais pas..... » — Vous l’entendez, dans cette isba, le vieux cri déchirant de l’humanité. Nulle part, aujourd’hui, il ne retentit plus fréquent et plus suppliant que dans ce peuple russe, si justement appelé par un de ses grands écrivains « un vagabond moral ». Dernièrement, à Saint-Pétersbourg, deux jeunes gens convenablement mis, des commis de magasin, semblait-il, se présentaient à l’une des assemblées religieuses dites redstokistes, et, s’adressant du ton d’un mendiant de la rue qui implore du pain à l’inconnu qui parlait, ils lui disaient avec la même angoisse : « Faites-moi croire ! faites-moi croire ! » — Dans l’ombre, ils sont des milliers qui ont cette sainte et terrible soif, qui cherchent et s’écrient, comme Luther à la Wartbourg : « Qu’est-ce que la justice ? et comment l’aurai-je ?»

Justice, vérité. Dans cette poursuite de la pravda, je le répète, ils ne séparent jamais le double idéal, divin et humain. La formule qu’ils attendent doit réaliser l’un et l’autre ; comme ils ne l’ont pas trouvée, comme ils sont très-jeunes et très-naïfs, ils s’attardent aux essais de synthèse religieuse et sociale qui ont séduit notre Occident au moyen âge, à l’aurore de la Réforme. Ces doctrines revêtent chez les Slaves un caractère spécial, ou du moins plus prononcé. Certes, nulle famille humaine n’a été avantagée ni déshéritée de son patrimoine, l’idéal de vérité et de justice ; il est dans tous les cœurs : mais l’homme du Nord, dans les rêveries moroses de sa misère, le couve plus âprement ; et, dans les couches populaires des pays slaves, moins usées par les compromis de la civilisation, il se rencontre un plus grand nombre de natures neuves, ardentes, tenaces, qui souffrent impatiemment les retards du progrès et se précipitent vers leur vision malgré tous les obstacles.

En outre, au fond de l’âme que l’Évangile lui a faite, on retrouve dans ce peuple l’influence du vieil esprit aryen ; et, à la surface de cette âme, dans les classes cultivées, les leçons de Schopenhauer, les enseignements des sciences contemporaines ; de là cette résurrection du bouddhisme à laquelle nous assistons en Russie : je ne puis qualifier autrement ces tendances. Nous y reconnaissons l’antique contradiction des Hindous entre une morale extrêmement élevée et le nihilisme ou la métaphysique panthéiste. Cet esprit du bouddhisme, dans ses efforts désespérés pour élargir encore la charité évangélique, a pénétré le génie russe d’une tendresse éperdue pour la nature, pour ses plus humbles créatures, pour les déshérités et les souffrants ; il dicte le renoncement de la raison devant la brute et inspire la commisération infinie du cœur. Cette simplicité fraternelle et ce débordement de tendresse donnent aux œuvres littéraires quelque chose de particulièrement touchant. Les initiateurs de ce mouvement, après avoir écrit pour leurs pairs, pour les lettrés, se penchent avec effroi et pitié sur le peuple. C’est la descente du poëte aux limbes :

...L’angoscia delie senti

Che son quaggiù, nel viso mi dipigne

Quella pieta...

Gogol a regardé dans ces sourdes ténèbres, encore avec amertume et ironie ; Tourguénef y a plongé du sommet de son rêve d’artiste, en contemplatif plutôt qu’en apôtre ; Tolstoï, arrivé au bout de son enquête sceptique, est devenu le plus déterminé de ces apôtres de la pitié sociale ; mais, par ses origines et ses débuts, il est de ceux qui descendent de haut dans le gouffre ; au-dessous de lui, nous voyons monter ceux qui en sortent, qui apportent des bas-fonds la grande plainte résignée et fraternelle, les génies grossiers et lamentables, Nékrassof, Dostoïevsky, tout le flot contemporain.

Au premier abord, on est ému et séduit par ce large courant de sympathie. Malheureusement, je me souviens et je réfléchis : je me souviens que nous eûmes, nous aussi, notre siècle de sensibilité et de paysannerie. Vingt ans avant 93, tout le monde aimait tout le monde, on retournait aux champs, on se refaisait simple, on versait des larmes sur le laboureur, en attendant qu’il versât le sang. La loi presque mathématique des oscillations historiques veut que ces effusions soient suivies de réactions terribles, que la pitié s’aigrisse et que la sensibilité se tourne en fureur. Dî avertant omen !

Je ne voudrais pas terminer sur de fâcheux présages. Si la Russie doit traverser ces crises violentes qui ne sont épargnées à aucune nation, ce seront du moins pour elle des crises de jeunesse, d’où l’on sort plus robuste et plus vivant. On a souvent répété à son sujet le mot d’Hamlet, on a dit qu’il y avait quelque chose de pourri dans cet Empire ; peut-être, mais, en tout cas, la pourriture s’arrête à l’écorce, le cœur de l’arbre est vigoureux et plein de séve. C’est la conviction qu’on acquiert en pratiquant ce peuple, en lisant les écrivains qui déposent pour lui. Sous leurs maladies mentales, sous le nihilisme temporaire d’un Tolstoï et les spasmes intellectuels d’un Dostoïevsky, on sent une vitalité profonde, une âme prête à se donner à toute parole juste qui l’enlèvera. Ils paraissent las et désabusés avant d’avoir vécu, comme ces jeunes gens qui se désespèrent en attendant l’heure d’agir, et dont le langage ne saurait nous tromper. Ils semblent parfois ignorer eux-mêmes qu’ils possèdent le triple trésor où s’alimente la vie, foi, espérance, amour ; dès que vous creusez, le filon brille et résonne ; c’est leur gage d’avenir et de grandeur.

Voilà ce que j’ai entrevu sous cette terre russe. — Pauvre terre pâle ! ses fils diront peut-être que je l’ai peinte trop maussade, que je n’ai pas su respirer son parfum amer ; ce sera injure imméritée. Nous sommes d’un monde qui se console de vieillir avec les travaux moroses de la raison, qui regarde froidement la vie pour s’en expliquer les phénomènes ; mais quand, dans l’éternel va-et-vient de l’inconséquence humaine, ce souci de comprendre quitte notre âme et la rend à ses instincts premiers, nous sentons bien comme on peut l’aimer, cette terre, dans la sauvage nudité de sa jeunesse. Si la charrue n’y a mis que peu de rides, la main de l’homme n’y a pas effacé l’empreinte de celle du Créateur. Elle garde l’attrait des grandes tristesses, le plus puissant peut-être, parce que le plus heureux d’entre nous pleure dans le meilleur de son âme je ne sais quelle chose perdue qu’il n’a jamais connue. Terre neuve, effrénée et vague, comme les enfants faits à sa ressemblance, comme leur cœur et leur langage, elle ne raconte pas les histoires curieuses que savent dire les vieilles terres : elle a pour toute parole une plainte mélancolique, comme la douleur, la musique et la mer. — Je lui envoie ce livre, payement d’une longue hospitalité et de tout ce qu’elle m’a appris. Je n’ai pas voulu médire d’elle dans ces pages. J’espère y avoir mis en pratique la première vertu littéraire qu’elle demande à ses écrivains, la sincérité. — Puisse-t-elle y retrouver sa pensée fidèlement traduite et se reconnaître, sans trop de mécomptes, à l’image qu’elle m’a laissée dans les yeux.

FIN.

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