Dans la lutte écrasante qu’elle mène contre la Révolution, Marie-Antoinette, jusqu’à présent, n’a eu recours qu’à un seul allié : le temps. « Seules la souplesse et la patience peuvent nous aider. » Mais le temps est un allié incertain et opportuniste, qui se met régulièrement du côté du plus fort et abandonne avec mépris celui qui se fie paresseusement à lui. La Révolution est en marche, chaque semaine lui amène des milliers de recrues venant de la ville, de la campagne, de l’armée ; et le club des Jacobins, tout nouvellement fondé, appuie chaque jour un peu plus sur le levier qui doit renverser la monarchie. Le roi et la reine finissent par comprendre le danger de leur existence retirée et solitaire et se mettent en quête d’alliés.
Un allié sérieux s’est, il est vrai, présenté à la cour plusieurs fois, offrant ses services à mots couverts ; le secret de cette démarche est jalousement gardé. On sait, en effet, aux Tuileries, depuis les jours de septembre, que le chef redouté et admiré de l’Assemblée nationale, le comte de Mirabeau, le lion de la Révolution, est prêt à manger au râtelier de la monarchie. « Faites donc, avait-il dit alors à un intermédiaire, qu’au château on me sache plus disposé pour eux que contre eux. » Mais, aussi longtemps qu’elle avait vécu à Versailles, la cour s’était sentie trop sûre pour faire appel à lui. D’ailleurs la reine n’avait pas encore reconnu l’importance de cet homme, capable comme pas un de diriger la Révolution, parce qu’il était lui-même le génie de la révolte, l’incarnation de l’esprit de liberté, la force révolutionnaire faite homme, l’anarchie vivante. Les autres membres de l’Assemblée, braves savants bien intentionnés, hommes de loi sagaces, honnêtes démocrates, sont des idéalistes qui tous rêvent d’ordre et de réorganisation, mais lui ne voit dans le chaos de l’État que le moyen d’échapper à son chaos intérieur. Sa force volcanique, qu’il appelle avec orgueil une force de dix hommes, a besoin d’une tempête mondiale pour se déployer librement ; ébranlé lui-même dans sa situation morale, matérielle et familiale, il a besoin d’un État chancelant pour s’élever au-dessus des ruines. Toutes les explosions de sa nature élémentaire, pamphlets, enlèvements de femmes, duels et scandales, n’ont été jusqu’à présent que des soupapes insuffisantes à un tempérament excessif, que toutes les prisons de France n’ont pu dompter. Cette âme impétueuse a besoin d’espace, il faut des tâches plus vastes à cet homme extraordinaire ; comme un taureau furieux, enfermé trop longtemps dans une étable étroite, il se précipite dans l’arène de la Révolution et, du premier coup, brise les barrières vermoulues des États généraux. L’Assemblée nationale s’effraie quand, pour la première fois, elle entend tonner cette voix, mais elle plie sous son joug autoritaire ; esprit prodigieux autant que grand écrivain, Mirabeau, ce puissant ouvrier, forge et inscrit en quelques instants sur des tables d’airain les lois les plus difficiles, les formules les plus osées. Avec son éloquence fulgurante, il soumet toute l’Assemblée à sa volonté, et n’étaient la méfiance que suscite son passé trouble et l’inconsciente défense de l’esprit d’ordre contre ce messager du chaos, l’Assemblée nationale française n’aurait eu, à ses débuts, qu’une seule tête au lieu de douze cents, un seul chef au pouvoir illimité.
Mais ce stentor de la liberté n’est pas lui-même un homme libre : des dettes pèsent sur lui, il est pris dans un réseau de procès malpropres qui lui lient les mains. Un Mirabeau ne peut vivre, ne peut agir que s’il se gaspille. Il lui faut l’insouciance, le faste, les poches pleines d’or et tenir table ouverte ; il a besoin de secrétaires, de femmes, d’aides et de domestiques : il ne peut déployer sa plénitude que dans l’abondance. Pour être ainsi libre, cet homme pourchassé par les créanciers s’offre à tous : à Necker, au duc d’Orléans, au frère du roi et, pour finir, à la cour elle-même. Mais Marie-Antoinette, qui ne déteste rien tant que les transfuges de la noblesse, se croit encore assez forte à Versailles pour pouvoir renoncer à la protection intéressée de ce « monstre ».
« Nous ne serons pas assez malheureux, je pense, répond-elle à l’intermédiaire, le comte de La Marck, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau. »
Mais maintenant ils en sont là. Cinq mois plus tard – laps de temps interminable dans une révolution – l’ambassadeur Mercy fait savoir au comte de La Marck que la reine est prête à négocier avec Mirabeau, c’est-à-dire à l’acheter. Heureusement il n’est pas encore trop tard : dès la première offre Mirabeau happe l’amorce dorée. Il apprend non sans convoitise que Louis XVI tient à sa disposition quatre billets de deux cent cinquante mille livres chacun, signés de sa propre main, qui lui seront remis à la fin de la session de l’Assemblée, « à condition qu’il me rende de bons services », ajoute prudemment le roi économe. À peine se voit-il subitement libéré de ses dettes, avec de plus la perspective de toucher une mensualité de six mille livres, que cet homme harcelé, pendant des années, par les huissiers et les porteurs de contraintes se livre « à une ivresse de bonheur » dont l’excès surprend même le comte de La Marck. Avec la passion qui lui est particulière et avec laquelle il a toujours convaincu tout le monde, il se persuade à lui-même que seul il pouvait et voulait sauver tout à la fois le roi, la Révolution et le pays. Tout à coup, depuis que l’or roule dans ses poches, Mirabeau se rappelle qu’au fond il a toujours été, lui, le lion rugissant de la Révolution, un ardent royaliste. Le 10 mai il signe le reçu de son propre acte de vente, par lequel il s’engage à servir le roi avec « loyauté, zèle, activité, énergie et courage »…
« J’ai professé les principes monarchiques, écrit-il, lorsque je ne voyais de la cour que sa faiblesse et que, ne connaissant ni l’âme ni la pensée de la fille de Marie-Thérèse, je ne pouvais compter sur cette auguste auxiliaire… J’ai servi le monarque lorsque je savais bien que je ne devais attendre d’un roi juste, mais trompé, ni bienfaits ni récompenses. Que ferai-je maintenant que la confiance a relevé mon courage et que la reconnaissance a fait de mes principes mes devoirs ? Je serai ce que j’ai toujours été, le défenseur du pouvoir monarchique, réglé par les lois, et l’apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique. Mon cœur suivra la route que la raison seule m’avait tracée. »
Malgré cette emphase, les deux partis savent exactement à quoi s’en tenir. Ce contrat n’est pas, en effet, une affaire très honorable ; au contraire, il redoute plutôt le grand jour. C’est pourquoi il est convenu que jamais Mirabeau ne se présentera personnellement au château, et qu’il ne fera parvenir ses conseils au roi que par écrit. Mirabeau sera révolutionnaire pour la rue, à l’Assemblée nationale il travaillera pour le roi, marché trouble auquel personne n’a rien à gagner et où chaque parti se méfie de l’autre. Mirabeau se met tout de suite à l’œuvre, il écrit lettre sur lettre au roi, mais c’est la reine qui en est le véritable destinataire, c’est d’elle qu’il espère être compris, car le roi ne compte pas, il ne tarde pas à s’en apercevoir.
« Le roi n’a qu’un homme, écrit-il dès sa seconde note, c’est sa femme. Il n’y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l’autorité royale. J’aime à croire qu’elle ne voudrait pas de la vie sans la couronne ; mais ce dont je suis bien sûr, c’est qu’elle ne conservera pas sa vie si elle ne conserve sa couronne. Le moment viendra bientôt où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval ; c’est pour elle une méthode de famille ; mais en attendant il faut se mettre en mesure et ne pas croire pouvoir, soit à l’aide du hasard, soit à l’aide de combinaisons, sortir d’une crise extraordinaire par des hommes et des moyens ordinaires. »
L’homme exceptionnel et extraordinaire que Mirabeau propose de façon si transparente, c’est lui-même. Il espère, par le trident de sa parole, calmer la mer en furie avec la même facilité qu’il l’a agitée ; dans son orgueil et son exaltation, il se voit déjà président de l’Assemblée nationale et premier ministre du roi et de la reine. Mais Mirabeau se fait des illusions. Marie-Antoinette ne songe pas un instant à donner le pouvoir à ce « mauvais sujet ». L’être démoniaque inspire toujours à l’être moyen une méfiance instinctive, et Marie-Antoinette est incapable de comprendre l’amoralité grandiose de ce génie, le premier et le dernier qu’elle rencontre dans sa vie. Elle n’éprouve que malaise devant les audaces de cet homme ; ce titan passionné l’effraie, plus qu’il ne la séduit. C’est pourquoi son désir secret est de se débarrasser au plus vite de cet être impétueux, prodigieux, démesuré, plein d’imprévu, et de le renvoyer aussitôt qu’on n’en aura plus besoin. On l’a acheté ; il rendra donc, en échange de l’argent qu’il touche, les services qu’on attend de lui ; il donnera des conseils – car il est intelligent et habile – qu’on suivra, s’ils ne sont ni trop excentriques ni trop audacieux, et c’est tout. Au moment du vote de l’Assemblée nationale, ce bon agitateur sera un agent utile, un négociateur adroit pour la « bonne cause », on pourra probablement se servir de lui, le corrompu, pour en corrompre d’autres. Que le lion rugisse à l’Assemblée, la cour, elle, le tiendra en laisse. Voilà comment Marie-Antoinette juge un esprit de cette envergure ; quant à l’homme, si elle en apprécie quelquefois l’utilité, elle ne lui accorde jamais la moindre confiance, elle méprise toujours sa « moralité », et, de la première à la dernière heure, elle méconnaît son génie.
La lune de miel du premier enthousiasme prend vite fin. Mirabeau s’aperçoit que ses lettres ne font que remplir la corbeille à papier royale au lieu d’entretenir une sorte de feu spirituel. Mais, que ce soit vanité ou cupidité, il continue à poursuivre la cour de ses assiduités. Et puisqu’il voit que ses propositions écrites ne portent plus leurs fruits, il fait un dernier effort. Il sait, par son expérience politique, par ses aventures féminines, que sa grande, sa véritable force ne réside pas dans l’écriture, mais dans la parole, qu’une puissance vraiment magnétique émane de sa personne. C’est pourquoi il insiste constamment auprès de l’intermédiaire, le comte de La Marck, pour qu’il lui ménage enfin une entrevue avec la reine. Qu’il ait avec elle une heure d’entretien, et sa méfiance, de même que chez bien d’autres femmes, se transformera en admiration. Une audience, rien qu’une seule ! Car son amour-propre se grise à l’idée que ce ne sera pas la dernière. Ceux qui l’ont rencontré ne peuvent plus se dégager de son ascendant.
Marie-Antoinette se défend longtemps, puis elle finit par céder et se déclare prête à recevoir le tribun le 3 juillet, au château de Saint-Cloud.
Cette entrevue, cela va de soi, devra être tenue tout à fait secrète ; par une singulière ironie du sort la faveur dont avait rêvé le pauvre cardinal de Rohan est accordée à Mirabeau ; le rendez-vous a lieu dans un bosquet. Le parc de Saint-Cloud offre de nombreuses cachettes, Hans Axel de Fersen s’en rend compte ce même été.
« J’ai trouvé un endroit, écrit la reine à Mercy, non pas commode, mais suffisant pour le voir et pallier tous les inconvénients des jardins et du château. »
On a choisi le dimanche matin, à huit heures, heure à laquelle la cour dort encore et où les gardes ne supposent pas qu’il puisse y avoir de visiteurs. Mirabeau, certainement agité, passe la nuit chez sa sœur à Passy. Une voiture le conduit à Saint-Cloud de bon matin ; son neveu, déguisé, lui sert de cocher. Il fait attendre la voiture dans un endroit retiré, baisse son chapeau sur les yeux, remonte le col de son manteau comme un conspirateur, et pénètre dans le parc par une petite porte latérale laissée ouverte avec intention.
Il entend bientôt un pas léger sur le gravier. La reine paraît, elle est seule. Mirabeau va s’incliner, mais, au moment où elle aperçoit, encadré de cheveux en désordre, le visage vérole et ravagé par la passion de l’aristocrate plébéien, son masque brutal et puissant à la fois, elle ne peut réprimer un frisson. Mirabeau le remarque, il y a longtemps qu’il s’est rendu compte de cette frayeur qu’il inspire. Toutes les femmes, il le sait, même la douce Sophie de Monnier, ont toujours eu, en le voyant pour la première fois, un mouvement de recul. Mais la fascination puissante de sa laideur ne fait pas qu’effrayer, elle peut aussi retenir ; toujours il a réussi à transformer ce premier effroi en étonnement, en admiration, et que de fois en passion effrénée !
Ce dont il fut alors question entre la reine et Mirabeau est demeuré un secret. Comme ils étaient sans témoins, tous les rapports, tel celui de Mme Campan, la femme de chambre qui prétend tout savoir, ne sont que fable ou hypothèse. On ne sait qu’une chose : ce n’est pas Mirabeau qui subjugua la reine, mais la reine qui subjugua Mirabeau. Sa noblesse héréditaire, jointe au nimbe de la royauté, sa dignité naturelle et sa vivacité d’esprit, qui, au premier abord, font paraître Marie-Antoinette plus intelligente, plus énergique et plus décidée qu’elle n’est en réalité, agissent avec un charme invincible sur la nature inflammable et passionnée de Mirabeau. Le courage éveille en lui la sympathie. Encore tout ému, il saisit, en quittant le parc, le bras de son neveu et lui dit avec la fougue qui lui est coutumière : « Elle est bien grande, bien noble et bien malheureuse, mais je la sauverai. » En une heure Marie-Antoinette a fait de cet homme changeant et corruptible un homme décidé. « Rien ne m’arrêtera, je périrai plutôt que de manquer à mes promesses », écrit Mirabeau à La Marck.
La reine n’a laissé aucune relation écrite de cette rencontre. Aucune expression de gratitude ou de confiance n’est sortie de ses lèvres. Jamais elle n’a voulu revoir Mirabeau, jamais elle ne lui a écrit une ligne. Dans cette entrevue elle n’a pris avec lui aucun engagement, elle n’a fait qu’accepter l’assurance de son dévouement. Elle ne lui a permis que de se sacrifier pour elle.
Mirabeau a fait une promesse, ou plutôt, il en a fait deux. Il a juré fidélité au roi et à la nation ; en pleine lutte il est en même temps chef d’état-major de l’un et de l’autre parti. Jamais homme politique n’a accepté tâche plus difficile (Wallenstein était une mazette à côté de lui), jamais personne n’a joué plus brillamment jusqu’au bout un semblable rôle. Déjà du point de vue physique l’effort fourni par Mirabeau durant ces semaines et ces mois dramatiques est sans pareil. Il tient des discours à l’Assemblée et dans les clubs, discute, négocie, reçoit des visites, lit, travaille, rédige, l’après-midi, des exposés et des motions pour l’Assemblée et, le soir, des rapports secrets pour le roi. Il a besoin de trois ou quatre secrétaires à la fois qui suivent avec peine la rapidité de son discours, mais cela ne suffit pas à son inépuisable activité. Il lui faut plus de travail, plus de danger, plus de responsabilité encore et en même temps il veut vivre et jouir. Comme un acrobate il cherche à garder l’équilibre, tantôt à droite, tantôt à gauche ; il voue au service des deux causes les deux forces de sa nature exceptionnelle : sa clairvoyance politique et son ardente et irrésistible passion. Il distribue et pare les coups si rapidement, il fait tournoyer son épée avec une telle dextérité, que personne ne sait au juste qui est visé, si c’est le roi ou le peuple, l’ancien ou le nouveau régime ; peut-être, dans ses moments d’enthousiasme, ne le sait-il pas lui-même. Mais à la longue une telle duplicité ne saurait durer. Déjà les soupçons s’éveillent. Marat le dit vendu et Fréron le menace de la lanterne. « Plus de vertu et moins de talent ! », lui crie-t-on à l’Assemblée ; mais lui, véritablement grisé, ne connaît ni crainte ni trouble ; insouciant, il sème sa richesse, alors que tout Paris connaît ses dettes. Que lui importe que le monde s’étonne, chuchote et se demande d’où viennent les moyens qui lui permettent tout à coup de tenir une maison princière, de donner de somptueux dîners, d’acheter la bibliothèque de Buffon, de couvrir de diamants des chanteuses de l’Opéra et des filles ! Comme Jupiter, il marche intrépide sous l’orage, parce qu’il se sait maître de toutes les tempêtes. Si on l’attaque, il abat les Philistins, second Samson, avec la massue de la colère et la foudre de l’ironie. L’abîme devant lui, environné de suspicions, sa force gigantesque se sent enfin dans son véritable élément ; en ces jours décisifs, juste avant de s’éteindre, son incomparable énergie se consume en une immense et unique flamme, d’un éclat formidable. Il est donné, enfin, à cet homme incroyable une tâche qui répond à son génie ; il s’agit d’enrayer l’inévitable, d’arrêter le destin ; de toute la force de son être il se jette dans les événements, il essaie, seul contre mille, de faire tourner à reculons la roue de la Révolution que lui-même a mise en mouvement.
L’étonnante audace de cette lutte pour deux partis, le grandiose de cette position équivoque dépassent la compréhension politique d’une nature aussi droite que celle de Marie-Antoinette. Plus les mémoires que soumet Mirabeau sont hardis, plus les conseils qu’il donne deviennent diaboliques, plus s’effraie cette femme à l’esprit simple et positif au fond. L’idée de Mirabeau est de chasser le mal par le pire, de détruire la Révolution par l’anarchie. Puisqu’on ne peut pas améliorer la situation, il faut – c’est sa fameuse « politique du pire » – tâcher de l’envenimer, comme ferait un médecin qui, pour hâter la guérison, provoquerait une crise au moyen d’excitants. Ne pas repousser le mouvement populaire, mais le canaliser, ne pas combattre l’Assemblée nationale de front, mais exciter secrètement le peuple pour qu’il la chasse de lui-même, ne pas espérer le retour du calme et de la paix, mais au contraire augmenter à l’extrême l’injustice et le mécontentement dans le pays et, par cela même, éveiller un grand besoin d’ordre, d’ordre ancien ; ne reculer devant rien, même pas devant la guerre civile – voilà les propositions amorales, mais judicieuses du point de vue politique, que soumet Mirabeau. Mais devant une pareille hardiesse, devant cette annonce brutale que « quatre ennemis arrivent au pas de charge : l’impôt, la banqueroute, l’armée, l’hiver », « qu’il faut prendre un parti…, se préparer aux événements en les dirigeant », « que la guerre civile est certaine et peut-être nécessaire », le cœur de la reine bat violemment.
« Comment Mirabeau ou tout être pensant peut-il croire que jamais, mais surtout dans cet instant, le moment soit venu pour que nous, nous provoquions la guerre civile ? réplique-t-elle avec effroi. »
Elle qualifie ce projet de « fou d’un bout à l’autre ». Sa méfiance envers l’amoraliste, prêt à se servir de tous les moyens, même les plus horribles, devient peu à peu insurmontable. En vain Mirabeau souhaite-t-il « qu’un coup de tonnerre brise la déplorable léthargie de la cour », on ne l’écoute pas ; peu à peu, à sa colère contre ce manque d’énergie se mêle un certain mépris pour le « royal bétail », qui attend patiemment l’arrivée du boucher. Depuis longtemps il sait qu’il combat inutilement pour cette cour, dont les bonnes intentions sont vagues et l’aptitude à l’action complètement nulle. Mais la lutte est son élément. Homme perdu lui-même, il bataille pour une cause perdue, et déjà entraîné par la vague, il lance une dernière fois au couple royal cette prophétie désespérée :
« Roi bon, mais faible ; reine infortunée ! Voilà l’abîme affreux où le flottement entre une confiance trop aveugle et une méfiance exagérée vous ont conduits ! Un effort reste encore aux uns et aux autres : mais c’est le dernier. Soit qu’on y renonce, soit qu’on échoue, un voile funèbre va couvrir cet empire. Quelle sera la suite de sa destinée ? Où sera porté ce vaisseau, frappé de la foudre et battu par l’orage ? Je l’ignore. Mais si j’échappe moi-même au naufrage public, je dirai toujours avec fierté dans ma retraite : « Je m’exposai à me perdre pour les sauver tous ; ils ne le voulurent pas. »
Ils ne l’ont pas voulu ; la Bible déjà défend d’atteler le bœuf et le cheval à la même charrue. L’esprit lourd et conservateur de la cour ne peut pas suivre la nature ardente et fougueuse du grand tribun. Femme de l’ancien monde, Marie-Antoinette ne comprend pas la nature révolutionnaire de Mirabeau, elle ne saisit que ce qui est rectiligne, et non le jeu audacieux de cet aventurier de la politique. Mais Mirabeau combat jusqu’à la dernière heure, poussé à la fois par son amour de la lutte et par son orgueil téméraire. Suspect au peuple, à la cour, à l’Assemblée nationale, il est avec tous et contre tous à la fois. Le corps ravagé, le sang fiévreux, il se traîne dans l’arène pour continuer à imposer sa volonté aux douze cents membres de l’Assemblée ; puis, en mars 1791 – pendant huit mois il a servi simultanément le roi et la Révolution – la mort s’abat sur lui. Il vient encore de faire un discours, ses secrétaires ont comme d’habitude écrit jusqu’au soir sous sa dictée, il a passé sa dernière nuit avec deux chanteuses, enfin la force de cet être extraordinairement puissant s’est brisée. La foule se masse devant sa maison pour savoir si le cœur de la Révolution bat encore. Trois cent mille personnes suivent le cercueil du tribun. Pour la première fois le Panthéon ouvre ses portes afin que le mort y repose éternellement.
Mais qu’il est lamentable ce mot « éternel » en un temps où tout est tellement précipité ! Deux ans plus tard, après la découverte des relations de Mirabeau avec le roi, un nouveau décret tire du caveau le corps non encore réduit en poussière et le jette à la voirie.
Seule la cour garde le silence à la mort de Mirabeau, et elle sait pourquoi. On peut, sans hésiter, écarter la sotte anecdote de Mme Campan, d’après laquelle on aurait vu briller une larme dans les yeux de Marie-Antoinette à l’annonce de la mort du tribun. La chose est peu probable, et tout porte à croire que c’est avec un soupir de soulagement que la reine accueillit la fin d’une pareille association : cet homme était trop grand pour servir, trop audacieux pour obéir ; la cour l’a redouté vivant, mort il continue à lui faire peur. Mirabeau râle encore que déjà un agent secret est envoyé chez lui pour s’emparer d’urgence des lettres compromettantes qui sont dans son bureau, et que reste celée l’alliance dont les deux partis avaient honte, Mirabeau parce qu’il servait la cour et la reine parce qu’elle se servait de lui. Mirabeau était le dernier homme qui aurait pu, peut-être, jouer le rôle de médiateur entre la monarchie et le peuple. Lui disparu, Marie-Antoinette et la Révolution se trouvent face à face.