LE JOUEUR D’ÉCHECS DE MAELZEL

Aucune exhibition du même genre n’a jamais peut-être autant excité l’attention publique que Le Joueur d’échecs de Maelzel. Partout où il s’est fait voir, il a été, pour toutes les personnes qui pensent, l’objet d’une intense curiosité. Toutefois, la question du modus operandi n’est pas encore résolue. Rien n’a été écrit sur ce sujet qui puisse être considéré comme décisif. En effet, nous rencontrons partout des hommes doués du génie de la mécanique, doués d’une perspicacité générale fort grande et d’un rare discernement, qui n’hésitent pas à déclarer que l’automate en question est une pure machine, dont les mouvements n’ont aucun rapport avec l’action humaine, et qui est conséquemment, sans aucune comparaison, la plus étonnante de toutes les inventions humaines. Et cette conclusion, disons-le, serait irréfutable, si la supposition qui la précède était juste et plausible. Si nous adoptions leur hypothèse, il serait vraiment absurde de comparer au Joueur d’échecs tout autre individu analogue, soit des temps anciens, soit des temps modernes. Cependant, il a existé bien des automates, et des plus surprenants. Dans les lettres de Brewster sur la Magie naturelle, nous en trouvons une liste des plus remarquables. Parmi ceux-là, on peut citer d’abord, comme ayant positivement existé, le carrosse inventé par M. Camus pour l’amusement de Louis XIV, alors enfant. Une table, ayant quatre pieds de carré environ, était placée dans la chambre destinée à l’expérience. Sur cette table était posé un carrosse long de six pouces, en bois, et traîné par deux chevaux faits de la même matière. Une glace étant abaissée, on apercevait une dame sur la banquette postérieure. Sur le siège un cocher tenait les rênes, et, par derrière, un valet de pied et un page occupaient leurs places ordinaires. M. Camus touchait alors un ressort ; immédiatement le cocher faisait claquer son fouet, et les chevaux marchaient naturellement le long du bord de la table, traînant le carrosse derrière eux. Étant allés aussi loin que possible dans ce premier sens, ils opéraient brusquement un tour sur la gauche, et le véhicule reprenait sa course à angle droit, toujours le long du bord extrême de la table. Le carrosse continuait ainsi jusqu’à ce qu’il fût arrivé en face du fauteuil occupé par le jeune prince. Là, il s’arrêtait ; le page descendait et ouvrait la portière ; la dame mettait pied à terre et présentait une pétition à son souverain, puis elle rentrait. Le page relevait le marchepied, fermait la portière et reprenait sa place ; le cocher fouettait ses chevaux, et le carrosse retournait vers sa position première.

Le Magicien de M. Maillardet mérite également d’être noté. Nous copions le compte rendu suivant dans les Lettres déjà citées du docteur Brewster, qui a tiré ses principaux renseignements de l’Encyclopédie d’Édimbourg.

« Une des pièces mécaniques les plus populaires que nous ayons vues est le Magicien construit par M. Maillardet, dont la spécialité consiste à répondre à certaines questions données. Une figure habillée en magicien apparaît assise au pied d’un mur, tenant une baguette dans la main droite, et dans l’autre un livre. Des questions en un certain nombre, préparées à l’avance, sont inscrites dans des médaillons ovales ; le spectateur ayant détaché celles de son choix, pour lesquelles il demande une réponse, et les ayant placées dans un tiroir destiné à les recevoir, le tiroir se ferme par un ressort jusqu’à ce que la réponse soit transmise. Le magicien se lève alors de son siège, incline la tête, décrit des cercles, et, consultant son livre, comme préoccupé par une profonde pensée, l’élève à la hauteur de son visage. Feignant ainsi de méditer sur la question posée, il lève sa baguette et en frappe le mur au-dessus de sa tête ; les deux battants d’une porte s’ouvrent et laissent voir une réponse appropriée à la question. La porte se referme ; le magicien reprend son attitude primitive, et le tiroir s’ouvre pour rendre le médaillon. Ces médaillons sont au nombre de vingt, contenant tous des questions différentes, auxquelles le magicien riposte par des réponses adaptées d’une façon étonnante. Les médaillons sont faits de minces planches de cuivre, de forme elliptique, se ressemblant toutes exactement. Quelques-uns des médaillons portent une question écrite de chaque côté, et, dans ce cas, le magicien répond successivement aux deux. Si le tiroir se referme sans qu’un médaillon y ait été déposé, le magicien se lève, consulte son livre, secoue la tête et se rassied ; les deux battants de la porte restent fermés et le tiroir revient vide. Si deux médaillons sont mis ensemble dans le tiroir, on n’obtient de réponse que pour celui qui est placé en dessous. Quand la machine est montée, le mouvement peut durer une heure à peu près, et, pendant ce temps, l’automate peut répondre à environ cinquante questions. L’inventeur affirmait que les moyens par lesquels les divers médaillons agissaient sur la machine, pour produire les réponses convenables aux questions inscrites, étaient excessivement simples. »

Le canard de Vaucanson était encore plus remarquable. Il était de grosseur naturelle et imitait si parfaitement l’animal vivant, que tous les spectateurs subissaient l’illusion. Il exécutait, dit Brewster, toutes les attitudes et tous les gestes de la vie ; mangeait et buvait avec avidité ; accomplissait tous les mouvements de tête et de gosier qui sont le propre du canard, et, comme lui, troublait vivement l’eau, qu’il aspirait avec son bec. Il produisait aussi le cri nasillard de la bête avec une vérité complète de naturel. Dans la structure anatomique, l’artiste avait déployé la plus haute habileté. Chaque os du canard réel avait son correspondant dans l’automate, et les ailes étaient anatomiquement exactes. Chaque cavité, apophyse ou courbure était strictement imitée, et chaque os opérait son mouvement propre. Quand on jetait du grain devant lui, l’animal allongeait le cou pour le becqueter, l’avalait et le digérait.

Si ces machines révélaient du génie, que devrons-nous donc penser de la machine à calculer de M. Babbage. Que penserons-nous d’une mécanique de bois et de métal qui non-seulement peut computer les tables astronomiques et nautiques jusqu’à n’importe quel point donné, mais encore confirmer la certitude mathématique de ses opérations par la faculté de corriger les erreurs possibles ? Que penserons-nous d’une mécanique qui non-seulement peut accomplir tout cela, mais encore imprime matériellement les résultats de ses calculs compliqués, aussitôt qu’ils sont obtenus, et sans la plus légère intervention de l’intelligence humaine ? On répondra peut-être qu’une machine telle que celle que nous décrivons est, sans aucune comparaison possible, bien au-dessus du Joueur d’échecs de Maelzel. En aucune façon ; elle est au contraire bien inférieure ; pourvu toutefois que nous ayons admis d’abord (ce qui ne saurait être raisonnablement admis un seul instant) que le Joueur d’échecs est une pure machine et accomplit ses opérations sans aucune intervention humaine immédiate. Les calculs arithmétiques ou algébriques sont, par leur nature même, fixes et déterminés. Certaines données étant acceptées, certains résultats s’ensuivent nécessairement et inévitablement. Ces résultats ne dépendent de rien et ne subissent d’influence de rien que des données primitivement acceptées. Et la question à résoudre marche, ou devrait marcher, vers la solution finale, par une série de points infaillibles qui ne sont passibles d’aucun changement et ne sont soumis à aucune modification. Ceci étant adopté, nous pouvons, sans difficulté, concevoir la possibilité de construire une pièce mécanique qui, prenant son point de départ dans les données de la question à résoudre, continuera ses mouvements régulièrement, progressivement, sans déviation aucune, vers la solution demandée, puisque ces mouvements, quelque complexes qu’on les suppose, n’ont jamais pu être conçus que finis et déterminés. Mais dans le cas du Joueur d’échecs il y a une immense différence. Ici, il n’y a pas de marche déterminée. Aucun coup, dans le jeu des échecs, ne résulte nécessairement d’un autre coup quelconque. D’aucune disposition particulière des pièces, à un point quelconque de la partie, nous ne pouvons déduire leur disposition future à un autre point quelconque. Supposons le premier coup d’une partie d’échecs mis en regard des données d’un problème algébrique, et nous saisirons immédiatement l’énorme différence qui les distingue. Dans le cas des données algébriques, le second pas de la question, qui en dépend absolument, en résulte inévitablement. Il est créé par la donnée. Il faut qu’il soit ce qu’il est et non pas un autre. Mais le premier coup dans une partie d’échecs n’est pas nécessairement suivi d’un second coup déterminé. Pendant que le problème algébrique marche vers la solution, la certitude des opérations reste entièrement intacte. Le second pas n’étant que la conséquence des données, le troisième est également une conséquence du second, le quatrième du troisième, le cinquième du quatrième, et ainsi de suite, sans aucune alternative possible, jusqu’à la fin. Mais, dans les échecs, l’incertitude du coup suivant est en proportion de la marche de la partie. Quelques coups ont eu lieu, mais aucun pas certain n’a été fait. Différents spectateurs pourront conseiller différents coups. Tout dépend donc ici du jugement variable des joueurs. Or, même en accordant (ce qui ne peut pas être accordé) que les mouvements de l’Automate joueur d’échecs soient en eux-mêmes déterminés, ils seraient nécessairement interrompus et dérangés par la volonté non déterminée de son antagoniste. Il n’y a donc aucune analogie entre les opérations du Joueur d’échecs et celles de la machine à calculer de M. Babbage ; et s’il nous plaît d’appeler le premier une pure machine, nous serons forcés d’admettre qu’il est, sans aucune comparaison possible, la plus extraordinaire invention de l’humanité. Cependant son premier introducteur, le baron Kempelen, ne se faisait pas scrupule de le déclarer « une pièce mécanique très-ordinaire – une babiole dont les effets ne paraissaient si merveilleux que par l’audace de la conception et le choix heureux des moyens adoptés pour favoriser l’illusion ». Mais il est inutile de s’appesantir sur ce point. Il est tout à fait certain que les opérations de l’Automate sont réglées par l’esprit et non par autre chose. On peut même dire que cette confirmation est susceptible d’une démonstration mathématique, a priori. La seule chose en question est donc la manière dont se produit l’intervention humaine. Avant d’entrer dans ce sujet, il serait sans doute convenable de donner l’histoire et la description très-brèves du Joueur d’échecs, pour la commodité de ceux de nos lecteurs qui n’ont jamais eu l’occasion d’assister à l’exhibition de M. Maelzel.

L’Automate joueur d’échecs fut inventé, en 1769, par le baron Kempelen, gentilhomme de Presbourg, en Hongrie, qui postérieurement le céda, avec le secret de ses opérations, à son propriétaire actuel. Peu de temps après son achèvement, il fut exposé à Presbourg, à Paris, à Vienne, et dans d’autres villes du continent. En 1783 et 1784, il fut transporté à Londres par M. Maelzel. Dans ces dernières années, l’Automate a visité les principales villes des États-Unis. Partout où il s’est fait voir, il a excité la plus vive curiosité, et de nombreuses tentatives ont été faites, par des hommes de toutes classes, pour pénétrer le mystère de ses mouvements. La gravure qui précède donne une représentation passable de la figure que les citoyens de Richmond ont pu contempler, il y a quelques semaines. Le bras droit, toutefois, devrait s’étendre plus avant sur la caisse ; un échiquier devrait aussi s’y faire voir ; enfin le coussin ne devrait pas être aperçu tant que la main tient la pipe. Quelques altérations sans importance ont eu lieu dans le costume du Joueur d’échecs depuis qu’il est la propriété de M. Maelzel ; – ainsi, dans le principe, il ne portait pas de plumet.

À l’heure marquée pour l’exhibition, un rideau est tiré, ou bien une porte à deux battants s’ouvre, et la machine est roulée à environ douze pieds du spectateur le plus rapproché, devant lequel une corde reste tendue. On aperçoit une figure, habillée à la turque, et assise les jambes croisées, devant une vaste caisse qui semble faite de bois d’érable, et qui lui sert de table.

L’exhibiteur roulera, si on l’exige, la machine vers n’importe quel endroit de la salle, la laissera stationner sur n’importe quel point désigné, ou même la changera plusieurs fois de place pendant la durée de la partie. La base de la caisse est assez élevée au-dessus du plancher, au moyen de roulettes ou de petits cylindres de cuivre sur lesquels on la fait mouvoir, et les spectateurs peuvent ainsi apercevoir toute la portion d’espace comprise au-dessous de l’Automate. La chaise sur laquelle repose la figure est fixe et adhérente à la caisse. Sur le plan supérieur de cette caisse est un échiquier, également adhérent. Le bras droit du Joueur d’échecs est étendu tout du long devant lui, faisant angle droit avec son corps, et appuyé dans une pose indolente, au bord de l’échiquier. La main est tournée, le dos en dessus. L’échiquier a dix-huit pouces de carré. Le bras gauche de la figure est fléchi au coude, et la main gauche tient une pipe. Une draperie verte cache le dos du Turc et recouvre en partie le devant des deux épaules. La caisse, si l’on en juge par son aspect extérieur, est divisée en cinq compartiments, – trois armoires d’égale dimension et deux tiroirs qui occupent la partie du coffre placée au-dessous des armoires. Les observations précédentes ont trait à l’aspect de l’Automate, considéré au premier coup d’œil, quand il est introduit en présence des spectateurs.

M. Maelzel annonce alors à l’assemblée qu’il va exposer à ses yeux le mécanisme de l’Automate. Tirant de sa poche un trousseau de clefs, il ouvre avec l’une d’elles la porte marquée du chiffre 1 dans la gravure de la page 40 et livre ainsi tout l’intérieur de l’armoire à l’examen des personnes présentes. Tout cet espace est en apparence rempli de roues, de pignons, de leviers et d’autres engins mécaniques, entassés et serrés les uns contre les autres, de sorte que le regard ne peut pénétrer qu’à une petite distance à travers l’ensemble. Laissant cette porte ouverte toute grande, Maelzel passe alors derrière la caisse, et, soulevant le manteau de la figure, ouvre une autre porte placée juste derrière la première déjà ouverte. Tenant une bougie allumée devant cette porte, et changeant en même temps la machine de place à plusieurs reprises, il fait ainsi pénétrer une vive lumière à travers toute l’armoire, qui alors apparaît pleine, absolument pleine d’engins mécaniques. Les assistants étant bien convaincus de ce fait, Maelzel repousse la porte de derrière, la referme, ôte la clef de la serrure, laisse retomber le manteau de la figure, et revient par-devant. La porte marquée du chiffre 1 est restée ouverte, on s’en souvient. L’exhibiteur procède maintenant à l’ouverture du tiroir placé sous les armoires au bas de la caisse ; car, bien qu’il y ait en apparence deux tiroirs, il n’y en a qu’un en réalité, les deux poignées et les deux trous de clef ne figurant que pour l’ornement. Ce tiroir ouvert dans toute son étendue, on aperçoit un petit coussin, avec une collection complète d’échecs, fixés dans un châssis de manière à s’y maintenir perpendiculairement. Laissant ce tiroir ouvert, ainsi que l’armoire numéro 1, Maelzel ouvre la porte numéro 2 et la porte numéro 3, qui ne sont, comme on ne voit alors, que les deux battants d’une même porte, ouvrant sur un seul et même compartiment. Toutefois, à la droite de ce compartiment (c’est-à-dire à la droite du spectateur), il existe une petite partie séparée, large de six pouces, et occupée par des pièces mécaniques. Quant au principal compartiment (en parlant de cette partie de la caisse visible après l’ouverture des portes 2 et 3, nous l’appellerons toujours le principal compartiment), il est revêtu d’une étoffe sombre et ne contient pas d’autres engins mécaniques que deux pièces d’acier, en forme de quart de cercle, placées chacune à l’un des deux coins supérieurs de derrière du compartiment. Une petite éminence, de huit pouces de carré environ, également recouverte d’une étoffe sombre, s’élève de la base du compartiment près du coin le plus reculé à la gauche du spectateur. Laissant ouvertes les portes 2 et 3, ainsi que le tiroir et la porte 1, l’exhibiteur se dirige derrière le principal compartiment, et, ouvrant là une autre porte, en éclaire parfaitement tout l’intérieur en y introduisant une bougie allumée. Toute la caisse ayant été ainsi exposée, en apparence, à l’examen de l’assemblée, Maelzel, laissant toujours les portes et le tiroir ouverts, retourne complètement l’Automate et expose le dos du Turc en soulevant la draperie. Une porte d’environ dix pouces de carré s’ouvre dans les reins de la figure, et une autre aussi, mais plus petite, dans la cuisse gauche. L’intérieur de la figure, vu ainsi à travers ces ouvertures, paraît occupé par des pièces mécaniques. En général, chaque spectateur est dès lors convaincu qu’il a vu et complètement examiné, simultanément, toutes les parties constitutives de l’Automate, et l’idée qu’une personne ait pu, pendant une exhibition si complète de l’intérieur, y rester cachée, est immédiatement rejetée par les esprits, comme excessivement absurde, si toutefois elle a été acceptée un instant.

M. Maelzel, replaçant la machine dans sa position première, informe maintenant la société que l’Automate jouera une partie d’échecs avec quiconque se présentera comme adversaire. Le défi étant accepté, une petite table est dressée pour l’antagoniste, et placée tout près de la corde, non pas en face, mais à un bout extrême, pour ne priver aucune personne de l’assemblée de la vue de l’Automate. D’un tiroir de cette table est tiré un jeu d’échecs, et généralement, mais pas toujours, Maelzel les range de sa propre main sur l’échiquier, qui consiste simplement en carrés peints sur la table, selon le nombre habituel. L’adversaire s’étant assis, l’exhibiteur se dirige vers le tiroir de la caisse et en tire le coussin, qu’il place comme support, sous le bras gauche de l’Automate, après lui avoir retiré la pipe de la main. Prenant ensuite dans le même tiroir le jeu d’échecs de l’Automate, il dispose les pièces sur l’échiquier placé devant la figure. Puis il repousse les portes et les ferme, laissant le trousseau de clefs suspendu à la porte numéro 1. Il ferme également le tiroir, et enfin il monte la machine en introduisant une clef dans un trou placé à l’extrémité gauche de la machine (gauche du spectateur). La partie commence, l’Automate faisant le premier coup. La durée de la partie est généralement limitée à une demi-heure ; mais, si elle n’est pas finie à l’expiration de cette période, et si l’adversaire prétend qu’il croit pouvoir battre l’Automate, M. Maelzel s’oppose rarement à la continuation de la partie. Ne pas fatiguer l’assemblée, tel est le motif ostensible, et sans doute réel, de cette limitation de temps. Naturellement on devine qu’à chaque coup joué par l’adversaire à sa propre table, M. Maelzel lui-même, agissant comme représentant de l’adversaire, exécute le coup correspondant sur la caisse de l’Automate. De même, quand le Turc joue, le coup correspondant est exécuté, à la table de l’adversaire, par M. Maelzel, agissant alors comme représentant de l’Automate. De cette façon, il est nécessaire que l’exhibiteur passe souvent d’une table vers l’autre. Souvent aussi il retourne vers la figure pour emporter les pièces qu’elle a prises et qu’il dépose au fur et à mesure, sur la caisse, à gauche de l’échiquier (à sa propre gauche). Quand l’Automate hésite relativement à un coup, on voit quelquefois l’exhibiteur se placer très-près de sa droite, et poser sa main de temps à autre, d’une façon négligente, sur la caisse. Il a aussi une certaine trépidation des pieds, propre à insinuer dans les esprits qui sont plus rusés que sagaces l’idée d’une connivence entre la machine et lui. Ces particularités sont sans doute de purs tics de M. Maelzel, ou, s’il en a conscience, il s’en sert dans le but de suggérer aux spectateurs cette fausse idée qu’il n’y a dans l’Automate qu’un pur mécanisme.

Le Turc joue de la main gauche. Tous les mouvements sont opérés à angle droit. Ainsi, la main (qui est gantée et pliée d’une façon naturelle) est portée directement au-dessus de la pièce qu’il faut mouvoir, puis finalement s’abaisse dessus, et dans beaucoup de cas les doigts s’en emparent sans difficulté. Quelquefois, cependant, quand la pièce n’est pas précisément et exactement sur la place qu’elle doit occuper, l’Automate échoue dans son effort pour la saisir. Quand cet accident se produit, il ne fait pas un second effort, mais le bras continue son mouvement dans le sens primitivement voulu, tout comme si les doigts s’étaient emparés de la pièce. Ayant ainsi désigné la place où le coup aurait dû être fait, le bras se retire vers le coussin, et Maelzel exécute le mouvement indiqué par l’Automate. À chaque mouvement de la figure, on entend remuer la mécanique. Pendant la marche de la partie, le Turc, de temps à autre, roule ses yeux comme s’il examinait l’échiquier, remue la tête, et prononce le mot échec, quand il y a lieu.

L’antagoniste a-t-il joué à faux, il tape vivement sur la caisse avec les doigts de sa main droite, secoue énergiquement la tête, et, remettant à sa place première la pièce déplacée à tort, prend pour lui le droit de jouer le coup suivant. Quand il a gagné la partie, il balance sa tête avec un air de triomphe, regarde complaisamment les spectateurs autour de lui, et, reculant son bras gauche plus loin que d’ordinaire, laisse ses doigts seulement reposer sur le coussin. En général, le Turc est victorieux ; – une ou deux fois il a été battu. La partie finie, Maelzel exhibera de nouveau, si on le désire, le mécanisme de la caisse, de la même manière qu’au commencement. La machine est roulée en arrière, et un rideau qui se déploie la cache aux yeux des spectateurs.

Plusieurs tentatives ont été faites pour résoudre le mystère de l’Automate. L’opinion la plus générale, opinion trop souvent adoptée par des gens de qui l’intelligence promettait mieux, a été, comme nous l’avons déjà dit, que l’action humaine n’y entrait pour rien, que la machine était une pure machine, et rien de plus. Quelques-uns, toutefois, ont soutenu que l’exhibiteur lui-même réglait les mouvements de l’Automate par quelque moyen mécanique agissant à travers les pieds de la caisse. D’autres, à leur tour, ont parlé audacieusement d’un aimant. De la première de ces opinions, nous n’avons, pour le présent, rien à dire de plus que ce que nous en avons déjà dit. Relativement à la seconde, il suffira de répéter ce que nous avons déjà mentionné, à savoir que la machine roule sur des cylindres, et est, à la requête d’un spectateur quelconque, poussée dans n’importe quel endroit de la salle, même pendant toute la durée de la partie. La supposition d’un aimant est également insoutenable ; – car, si un aimant servait d’agent, un autre aimant caché dans la poche d’un spectateur dérangerait tout le mécanisme. D’ailleurs, l’exhibiteur ne s’opposera pas à ce qu’on laisse sur la caisse une pierre aimantée, la plus puissante même, pendant toute la durée de l’exhibition.

Le premier essai d’explication écrit, le premier du moins dont nous ayons connaissance, s’est produit dans une grosse brochure imprimée à Paris en 1785. L’hypothèse de l’auteur se réduisait à ceci : qu’un nain faisait mouvoir la machine. Il était supposé que ce nain se cachait pendant qu’on ouvrait la caisse, en fourrant ses jambes dans deux cylindres creux (qu’on représentait comme faisant partie du mécanisme de l’armoire n° 1, bien qu’ils n’y figurent pas), pendant que son corps restait entièrement hors de la caisse, recouvert par le manteau du Turc. Quand les portes étaient fermées, le nain trouvait le moyen de passer son corps dans la caisse, le bruit produit par quelque partie de la mécanique lui permettant de le faire sans être entendu, et aussi de fermer la porte par laquelle il était entré. L’intérieur de l’Automate étant ainsi exhibé, et aucune personne n’y étant vue, les spectateurs, dit l’auteur de la brochure, sont convaincus qu’il n’y a en effet personne dans aucune partie de la machine. – Toute l’hypothèse est trop visiblement absurde pour mériter un commentaire ou une réfutation, et aussi apprenons-nous qu’elle n’attira que fort médiocrement l’attention publique.

En 1789, un livre fut publié à Dresde par M. I.-F. Freyhere, dans lequel se trouvait un nouvel essai d’explication du mystère. Le livre de M. Freyhere était passablement gros et copieusement illustré de planches coloriées. Quant à lui, il supposait « qu’un grand garçon, fort instruit et juste assez mince pour pouvoir se cacher dans un tiroir placé immédiatement au-dessous de l’échiquier », jouait la partie d’échecs et effectuait toutes les évolutions de l’Automate. Cette idée, quoique encore plus sotte que celle de l’auteur parisien, reçut toutefois un meilleur accueil, et fut, jusqu’à un certain point, adoptée comme la vraie solution du miracle, jusqu’au moment où l’inventeur mit fin à la discussion en autorisant un soigneux examen du couvercle de la caisse.

Ces bizarres essais d’explication furent suivis d’autres non moins bizarres. Dans ces dernières années, toutefois, un écrivain anonyme, tout en suivant une voie de raisonnement fort peu philosophique, est parvenu à tomber sur une solution plausible, – quoique nous ne puissions la considérer comme la seule absolument vraie. Son article fut publié primitivement dans un journal hebdomadaire de Baltimore, illustré de gravures, et portant pour titre : Une tentative d’analyse de l’Automate joueur d’échecs de M. Maelzel. Nous croyons que cet article est l’édition primitive de la brochure à laquelle sir Brewster fait allusion dans ses Lettres sur la magie naturelle, et qu’il n’hésite pas à déclarer une parfaite et satisfaisante explication. Les résultats de l’analyse sont, en somme, et sans aucun doute, justes ; mais, pour que Brewster ait consenti à y voir une parfaite et satisfaisante explication, il faut supposer qu’il ne l’a lue que d’une manière distraite et précipitée. Dans le compendium de cet essai, présenté dans les Lettres sur la magie naturelle, il est absolument impossible d’arriver à une conclusion claire relativement à la perfection ou à l’imperfection de l’analyse, à cause du très-mauvais arrangement et de l’insuffisance des lettres de renvoi. Le même défaut se trouve dans la Tentative d’analyse, telle que nous l’avons lue sous sa première forme. La solution consiste dans une série d’explications minutieuses (accompagnées de gravures sur bois, le tout occupant un grand nombre de pages), dont le but est de montrer la possibilité de déplacer les compartiments de la caisse, de telle façon qu’un être humain, caché dans l’intérieur, puisse transporter des parties de son corps d’un lieu à l’autre de la caisse, pendant l’exhibition du mécanisme, et échapper ainsi à l’attention des spectateurs. Il n’y a pas lieu de douter, comme nous l’avons déjà fait observer et comme nous allons essayer de le prouver, que le principe, ou plutôt le résultat de cette explication ne soit le seul vrai. Il y a une personne cachée dans la caisse pendant tout le temps employé à en montrer l’intérieur. Toutefois, nous repousserons toute la verbeuse description de la manière selon laquelle doivent se mouvoir les compartiments pour se prêter aux mouvements de la personne cachée. Nous la repoussons comme une pure théorie admise a priori, et à laquelle les circonstances devront ensuite s’adapter. Nous ne sommes amenés et nous ne pouvons être amenés à cette théorie par aucun raisonnement d’induction. La manière quelconque dont s’opère le déplacement est ce qui échappe à l’observation à chaque point de l’exhibition. Montrer qu’il n’est pas impossible que certains mouvements s’effectuent d’une certaine manière n’est pas du tout montrer qu’ils ont été positivement effectués de cette manière-là. Il peut exister une infinité d’autres méthodes, par lesquelles les mêmes résultats peuvent être obtenus. La probabilité que la seule supposée se trouve être la seule juste est donc dans le rapport de l’unité à l’infini. Mais, en réalité, ce point particulier – la mobilité des compartiments – est sans aucune importance. Il est absolument inutile de consacrer sept ou huit pages à vouloir prouver ce qu’aucune personne de bon sens ne niera, – à savoir que le puissant génie mécanique du baron Kempelen a pu découvrir les moyens nécessaires pour fermer une porte ou faire glisser un panneau, avec un agent humain également à son service et en contact immédiat avec le panneau ou la porte, ainsi que toutes les opérations exécutées de manière à échapper entièrement à l’observation des spectateurs, – comme le montre l’auteur de l’Essai, et comme nous essayerons nous-même de le montrer plus complètement.

Dans cette tentative d’explication de l’Automate, nous montrerons d’abord comment ses opérations s’effectuent, et ensuite nous décrirons, aussi brièvement que possible, la nature des observations d’où nous avons déduit notre résultat.

Il est nécessaire, pour bien faire comprendre la question, que nous répétions ici en peu de mots la routine adoptée par l’exhibiteur pour montrer l’intérieur de la caisse, – routine dont il ne s’écarte jamais en aucun point, ni en aucun détail. D’abord, il ouvre la porte n° 1. La laissant ouverte, il tourne derrière la caisse et ouvre une porte située précisément en face de la porte n° 1. À cette porte de derrière il tient une bougie allumée. Il repousse alors la porte de derrière, la ferme, et, revenant par-devant, ouvre le tiroir dans toute sa longueur. Ceci fait, il ouvre les portes n° 2 et n° 3 (les deux battants), et découvre l’intérieur du compartiment principal. Laissant ouverts ce principal compartiment, le tiroir et la porte de face de l’armoire n° 1, il retourne encore par-derrière et ouvre la porte de derrière du principal compartiment. Pour refermer la caisse, il n’observe aucun ordre particulier, sauf que la porte à battants est toujours fermée avant le tiroir.

Maintenant, supposons que, quand la machine est traînée en présence des spectateurs, un homme soit déjà caché dedans. Son corps est placé derrière le fouillis de mécaniques dans l’armoire n° 1 (la partie postérieure de cet appareil mécanique étant disposée pour glisser en masse du principal compartiment dans l’armoire n° 1, quand la circonstance l’exige), et ses jambes sont étendues dans le principal compartiment. Quand Maelzel ouvre la porte n° 1, l’homme caché ne risque pas d’être découvert, car l’œil le plus exercé ne peut pas pénétrer au delà de deux pouces dans les ténèbres. Mais le cas est bien différent quand la porte de derrière de l’armoire n° 1 est ouverte. Une lumière brillante pénètre alors l’armoire, et le corps de l’homme serait découvert s’il y était resté. Mais il n’en est pas ainsi. La clef placée dans la serrure de la porte de derrière a été un signal au bruit duquel la personne cachée a ramené son corps en avant jusqu’à un angle aussi aigu que possible, – se fourrant entièrement, ou à peu près, dans le principal compartiment. Mais c’est là une position pénible, dans laquelle on ne peut pas longtemps se maintenir. Aussi voyons-nous que Maelzel ferme la porte de derrière. Ceci fait, rien n’empêche que le corps de l’homme ne reprenne sa position première, – car l’armoire est redevenue assez sombre pour défier l’examen. Le tiroir est alors ouvert, et les jambes de la personne cachée tombent, par-derrière, dans l’espace qu’il occupait tout à l’heure.

Il n’y a donc plus aucune partie de l’homme dans le compartiment principal, son corps étant placé derrière le mécanisme de l’armoire n° 1, et ses jambes dans l’espace occupé naguère par le tiroir. L’exhibiteur est donc libre maintenant de montrer le compartiment principal. C’est ce qu’il fait, ouvrant les deux portes, celle de face et celle de derrière ; et l’on n’y aperçoit personne. Les spectateurs sont maintenant convaincus que tout l’ensemble de la caisse est exposé à leurs regards, ainsi que toutes les parties, dans un seul et même instant. Mais évidemment, il n’en est pas ainsi. Ils n’aperçoivent ni l’espace compris derrière le tiroir ouvert, ni l’intérieur de l’armoire n° 1, dont Maelzel a virtuellement fermé la porte de face – quand il fermait la porte de derrière. Ayant fait alors tourner la machine sur elle-même, soulevé le manteau du Turc, ouvert les portes du dos et de la cuisse et montré le tronc de l’Automate plein de pièces mécaniques, il ramène le tout à sa position première et ferme les portes. L’homme est libre maintenant de se mouvoir. Il se hausse dans le corps du Turc juste assez pour que ses yeux se trouvent au niveau de l’échiquier. Il est très-probable qu’il s’assied sur le petit bloc carré, la petite éminence qu’on a aperçue dans un coin du compartiment principal, alors que les portes étaient ouvertes. Dans cette position, il voit l’échiquier à travers la poitrine du Turc, qui est en gaze. Ramenant son bras droit par-devant sa poitrine, il fait mouvoir le petit mécanisme nécessaire pour diriger le bras gauche et les doigts de la figure. Ce mécanisme est placé juste au-dessous de l’épaule gauche du Turc et peut donc être facilement atteint par la main droite de l’homme caché, si nous supposons son bras droit ramené sur sa poitrine. Les mouvements de la tête, des yeux et du bras droit de la figure, ainsi que le bruit imitant le mot échec, sont produits par un autre mécanisme intérieur, et opérés à volonté par l’homme caché. Tout l’ensemble de ce mécanisme, c’est-à-dire tout le mécanisme essentiel à l’automate, est très-probablement contenu dans la petite armoire (large de six pouces environ) qui occupe la droite du principal compartiment (droite du spectateur).

Dans cette analyse des opérations de l’Automate, nous avons volontairement évité de parler de la manière dont se meuvent les compartiments, et l’on comprendra facilement que cette question est sans aucune importance, puisque l’habileté du charpentier le plus ordinaire fournit une infinité de moyens d’y satisfaire, et puisque nous avons montré que, quelle que soit la manière dont l’opération a lieu, elle a lieu hors de la vue du spectateur. Notre résultat est fondé sur les observations suivantes, relevées durant de fréquentes visites que nous avons faites à l’Automate de Maelzel.

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